Les grands projets d'infrastructures ne mettent pas correctement en œuvre la compensation écologique, concluait un rapport sénatorial publié en mai 2017. Qu'en est-il de de la ligne à grande vitesse (LGV) Tours-Bordeaux, dont la construction a constitué l'un des plus gros chantiers européens, voire mondiaux ?
Au moment de sa mise en service, le 2 juillet 2017, France Nature Environnement (FNE) avait dénoncé non seulement des infractions à la réglementation environnementale du constructeur Cosea mais également un retard dans la mise en œuvre des mesures de compensation environnementale. Ces mesures sont imposées par la loi en cas de destruction d'espèces protégées et de leurs habitats lorsque le maître d'ouvrage n'a pu ni éviter, ni réduire les impacts de son projet. Quinze mois après sa mise en service, Lisea (1) , concessionnaire de la LGV, indique mettre en œuvre des mesures de compensation sur plus de 3.000 hectares.
223 espèces impactées
La construction de la LGV a impacté directement 223 espèces protégées et leurs habitats, ainsi que des espaces forestiers. Pour mettre en œuvre son obligation de compensation, Lisea doit mettre en œuvre de mesures compensatoires sur une surface d'au moins 3.700 hectares. "Sur ce total, nous avons déposé 3.548 hectares dont 3.153 hectares ont déjà été validés par les services de l'Etat", indique Caroline Demilecamps, responsable des mesures compensatoires au sein de la société. Soit 85% du total. "Tous les dossiers seront déposés mi-2019 et les travaux correspondants menés à l'automne", ajoute l'ingénieure.
Les chiffres de la LGV
La LGV Tours-Bordeaux est longue de 302 kilomètres et touche six départements. Elle impacte 223 espèces protégées. Lisea a proposé aux services de l'Etat la réalisation de 40 km de haies sur trois départements, la création de 138 mares de compensation, 47 km de compensation de berges de cours d'eau et 1.450 hectares de boisements compensateurs.
Théoriquement, les mesures de compensation auraient dû être totalement mises en œuvre au moment de l'ouverture de la ligne. "Chaque projet doit faire l'objet de recherches foncières approfondies et d'études écologiques pour trouver le site le plus approprié à proximité de la ligne. Cela permet de se donner toutes les chances de garantir la qualité de mise en œuvre des mesures sur le long terme", explique Thierry Charlemagne, directeur du développement durable de Lisea.
La société fait appel à deux types de gestion : l'acquisition de parcelles qu'elle rétrocède ensuite à un organisme gestionnaire ou la signature de conventions avec des propriétaires fonciers ou exploitants agricoles. Dans les deux cas, un gros travail d'ingénierie foncière est nécessaire. La démarche s'articule autour de plusieurs étapes clés : prospection de sites au plus près de l'impact, diagnostics par des experts naturalistes, validation par les services de l'Etat, signature des conventions, puis mise en œuvre des travaux de restauration. Une démarche qui implique de nombreux intervenants : sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer), chambres d'agriculture, associations naturalistes comme la LPO, fédérations de pêche, conservatoires d'espaces naturels, centres régionaux de la propriété foncière, bureaux d'études et, bien sûr, services de l'Etat.
Mutualisation des mesures de compensation
"Une approche par milieu a été choisie pour entreprendre les travaux de recherche de sites de compensation et de définition de mesures appropriées pour les espèces protégées visées", explique la société. Quatre milieux ont ainsi été identifiés : milieux de plaine, zones humides, boisements matures et milieux ouverts. "La dette comptable espèce par espèce porte sur 23.000 hectares mais les mesures de compensation pour plusieurs espèces peuvent être mises en œuvre sur un même site. Cette mutualisation explique le chiffre de 3.700 hectares", décrypte Caroline Demilecamps.
Ainsi, dans la Vallée de la Boivre (Vienne), Lisea a signé une convention avec un propriétaire foncier qui a permis, en partenariat avec la fédération départementale de pêche, de restaurer 400 mètres de cours d'eau et de créer une frayère à brochets en connexion avec ce cours d'eau. "Ces aménagements ont été réalisés au profit de la truite fario et du brochet mais ils profitent également à la loutre et au castor", explique Edouard Brangeon de la Fédération de pêche de la Vienne.
Il en est de même sur le site de Fontaine-le-Comte, dans la Vienne également, constitué de 50 hectares éclatés en neuf parcelles de part et d'autre des branches d'un raccordement ferroviaire. Les mesures de restauration mises en œuvre, comme la création de mares ou la plantation de haies destinées à reconstituer un maillage bocager, sont censées profiter à différentes espèces. "L'enjeu fort est lié aux amphibiens mais les mesures bénéficient également à des espèces végétales comme la renoncule ou la fritillaire pintade", explique Jérôme Lallemand du Conservatoire d'espaces naturels (Cren) de Poitou Charente qui gère le site rétrocédé par Lisea.
De meilleures garanties sur les sites en acquisition
Les sites en acquisition permettent des prescriptions plus contraignantes et une meilleure garantie de pérennisation des mesures de compensation que les sites en conventionnement. Ils sont au nombre de 70 sur les 300 sites retenus par Lisea pour compenser. "On a affaire à un professionnel de la gestion des espaces naturels, les mesures mises en œuvre sont plus poussées et ne se limitent pas au cahier des charges qui s'applique aux sites en conventionnement", explique Caroline Demilecamps. "On impose par exemple des opérations supplémentaires après fauchage aux agriculteurs avec lesquels nous allons signer des baux à clause environnementale", illustre Jérôme Lallemand.
Sur les sites en conventionnement, Lisea ne dispose pas de la même souplesse pour imposer les aménagements. De plus, en milieu de plaine, les agriculteurs peuvent appliquer le cahier des charges de manière alternée sur les terres dédiées à la compensation. "Une surface constante est toujours engagée dans la mesure", veut rassurer Caroline Demilecamps. Mais les agriculteurs peuvent remettre en culture une parcelle, y compris en utilisant des intrants chimiques, après avoir appliqué pendant deux ans les mesures environnementales (implantation de couverts, interdiction de fauche au printemps...). "L'outarde canepetière, marqueur de la biodiversité des plaines agricoles, est revenue", se réjouit un agriculteur qui exploite 65 hectares conventionnés sur la commune de Cissé (Vienne). Mais cette exploitation alternée n'aura certainement pas des effets aussi bénéfiques sur des espèces moins mobiles que les oiseaux.
Bon vouloir du propriétaire
Quant à la pérennisation des mesures de compensation, Lisea s'engage sur un suivi écologique de long terme et sur le contrôle de l'application effective des mesures prescrites sur les sites, notamment via son observatoire environnemental. La société est en effet tenue de garantir leur bonne mise en œuvre jusqu'au terme de la concession en 2061. Dans le cas d'un site en acquisition, son gestionnaire signe une convention avec la société qui porte sur toute la durée de la concession. Sur les sites en conventionnement, en revanche, le maître d'ouvrage reste dépendant du bon vouloir du propriétaire foncier qui peut refuser le renouvellement du contrat. La durée initiale de celui-ci est de cinq ans pour les sites en faveur des oiseaux de plaine et de dix ans pour les zones humides. Si le propriétaire reprend sa liberté, le maître d'ouvrage devra chercher de nouveaux sites éligibles à des mesures de compensation et signer de nouvelles conventions avec d'autres propriétaires.
La rémunération reçue par les propriétaires fonciers et exploitants agricoles pour compenser les pertes de rendement induites par les mesures de compensation est par conséquent déterminante. Lisea propose une rémunération pouvant aller de 100 à 600 euros par hectare et par an. La rémunération haute est retenue pour les mesures en faveur des oiseaux de plaine. "Nous estimons que cela représente une enveloppe de 100 à 200 millions d'euros pour la durée de la concession", indiquait Thierry Charlemagne en juillet 2017.
Mais, indépendamment des montants engagés, les mesures mises en œuvre permettront-elles d'obtenir un véritable gain écologique compatible avec l'objectif de zéro perte nette de biodiversité inscrit dans la loi ? C'est là toute la question.