L'Académie des technologies ne craint pas de prendre à rebrousse poils les hérauts des économies d'énergie et autres négawatteurs allemands ou français. Dans une étude diffusée le 14 février (1) , l'Académie propose d'orienter les choix énergétiques en fonction des vecteurs d'énergie et non pas des sources d'énergie. Ce groupe de chercheurs définit un vecteur d'énergie comme le support d'une énergie finale distribuée au consommateur pour satisfaire un besoin. C'est le carburant dont il remplit le réservoir de sa voiture, c'est l'électricité qu'il prélève à la prise de courant, c'est le gaz qu'il consomme pour son chauffage, ou la chaleur ou le froid provenant d'un réseau urbain. Les vecteurs s'intercalent entre sources d'énergies primaires et usages finaux.
Les vecteurs n'ont pas toujours existé et sont propres à la révolution industrielle fondée sur les énergies thermiques. "C'est ainsi que, pendant des siècles, le bois a été utilisé localement comme source, de même que la force motrice de l'eau ou du vent. Un vecteur peut être en même temps une source ; il peut même disparaître en tant que vecteur et n'être plus qu'une source. Au début de l'ère industrielle, le charbon était à la fois source et vecteur, pour le transport par locomotive à vapeur, pour le chauffage par les foyers domestiques, pour fournir la force motrice des usines par les machines à vapeur, pour fournir l'énergie des hauts fourneaux", décrit l'étude.
Paysage concurrentiel
Le caractère essentiel et nouveau de ces vecteurs est d'avoir introduit une coupure entre les sources et les besoins. Si un usager fait appel au vecteur électricité, il peut ignorer de quoi est faite cette électricité : charbon (2) , gaz, renouvelables ou uranium ? Cette forme d'ignorance, selon Gilbert Ruelle, président du groupe de travail sur les vecteurs d'énergie à l'Académie des technologies, "favorise des concurrences, tant pour accéder aux sources qui alimentent les vecteurs qu'entre les usages qui relèvent de ces vecteurs". Les usages, comme le bâtiment, le transport, l'industrie ou l'agriculture, peuvent en effet entrer en compétition pour garantir leurs approvisionnements. L'électricité peut être produite à partir de gaz ou de charbon. Et le vecteur, l'électricité par exemple, alimentera l'usage dont le prix sera le plus rémunérateur. Le prix, dans ce paysage concurrentiel, est la variable clé de l'allocation des vecteurs.
Or coûts et prix sont appelés à une variabilité croissante au XXIème siècle, selon l'étude de l'Académie des technologies, qui se veut un "guide de bonne conduite économique et écologique" dans le choix des processus énergétiques. A partir des prix de marché des sources d'énergie primaire comme le charbon ou le gaz, faut-il produire de l'électricité ou bien de l'hydrogène ? Faut-il produire du carburant liquide à partir de charbon, de pétrole brut ou de gaz ? Faut-il motoriser un véhicule à partir de carburant liquide, d'électricité ou d'hydrogène ?
Le modèle proposé par l'Académie des technologies propose de calculer le coût d'un vecteur énergétique établi à partir du prix de marché de la source primaire (le charbon par exemple), du rendement énergétique du procédé, des coûts "fixes" (investissement, fonctionnement, maintenance), et de la quantité de CO2 émise pour produire 1GJ d'énergie finale. Il ne s'agit donc pas d'un scénario de prospective, mais d'une méthodologie d'arbitrage déterminée par le critère du coût pour l'industriel dans lequel entre en ligne de compte le prix du CO2.
Conservatisme nucléaire
Selon cette "boussole" économique et écologique, les auteurs de l'étude pensent pouvoir aider les industriels à choisir la solution la moins coûteuse "à critère écologique équivalent". Par exemple, le gaz fournit son meilleur rendement énergétique dans les centrales à cycle combiné, dans un contexte de baisse des prix, auquel les gaz des schistes américains ne sont pas étrangers. Mais à long terme, selon l'étude, le vecteur gaz risque de disparaître de l'habitat neuf en 2050, date à laquelle il pourrait être entièrement capté pour la production d'électricité en remplacement du charbon.
Quant au vecteur électricité, il semble appelé à se développer, souligne l'étude, tant dans les usages fixes spécifiques (pompes à chaleur, électronique, internet) que dans les usages fixes de chaleur (industrie, biocarburants) et dans les usages mobiles (voitures hybrides rechargeables, voitures électriques). "Il est aussi appelé à se transformer assez sensiblement avec le développement de sources intermittentes centralisées (éolien, solaire) et décentralisées (solaire), l'arrivée de compteurs intelligents facilitant la gestion des pointes", analyse l'Académie des technologies, qui pointe un possible doublement des coûts de production sur les 40 prochaines années en cas de recours élargi aux énergies renouvelables (ENR) et au gaz par rapport au développement business as usual du système électrique européen.
Sur le nucléaire, l'étude propose le maintien de la filière, non sans avertir que la réduction de la part de l'atome dans le mix énergétique "entraînerait une augmentation sensible des coûts du kilowatt-heure et serait mal perçue par le public". L'étude ne précise pas toutefois comment elle parvient à ce calcul, qui ne dit pas si le démantèlement des centrales en fin de vie et la gestion des déchets sont pris en compte. Sur la place des ENR, l'hypothèse des académiciens semble accréditer un certain conservatisme : "Il est vraisemblable que plus la part des ENR sera importante, plus il faudra prévoir une modulation par des moyens thermiques conventionnels, ce qui va à l'encontre de l'objectif de réduction du CO2 ". Même si la "boussole" se veut "neutre", pointe en filigrane une apologie du vecteur électrique et de sa source privilégiée en France : le nucléaire.