La loi de 2006 relative à la gestion durable des matières et déchets radioactifs a posé le principe d'une évaluation prudente des coûts de démantèlement des installations nucléaires et de la gestion des combustibles usés et des déchets radioactifs. La même loi a créé à cet effet une Commission nationale d'évaluation du financement de ces coûts (Cnef), chargée d'évaluer le contrôle, par l'autorité administrative (la DGEC (1) ), de l'adéquation des provisions actualisées aux charges brutes, telles qu'évaluées par les exploitants, ainsi que de la gestion des actifs dédiés. La Cnef devait rendre un premier rapport en 2008, puis une fois tous les trois ans. Elle a présenté sa première évaluation le 24 juillet devant l'office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst), avec quatre ans de retard. Outre la mise en œuvre tardive de ses travaux, la Commission a peiné à répondre à la question qui lui était posée. La raison : les nombreuses incertitudes liées aux charges de démantèlement et de gestion des déchets.
Se munir de marges de précaution suffisantes
En s'appuyant sur le rapport de la Cour des comptes de janvier 2012 sur le coût de la filière électronucléaire et sur des avis de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), la Cnef estime que, "par définition, le véritable coût des charges de démantèlement ne sera connu que lorsque seront terminées des opérations qui vont s'étaler sur plusieurs dizaines d'années jusque vers la fin des années 2100".
Les entreprises évaluent de leur côté, dans leurs bilans, ce coût à 34,776 milliards d'euros, dont 97 % pour trois d'entre elles : EDF (18,5 Md€), Areva (4,7 Md€) et le CEA (10,5 Md€). S'interrogeant sur le "degré de plausibilité" de cette évaluation par les exploitants, la Cnef estime qu' "il y aurait lieu de préparer un processus tendant à demander aux exploitants d'introduire un degré de prudence supplémentaire dans leurs évaluations".
"Je ne dis pas que les coûts ont été sous-évalués, précise le président de la commission, Jean-Luc Lépine, je dis qu'on ne dispose pas aujourd'hui des marges de précaution suffisantes. L'ASN elle-même a indiqué qu'il n'y avait pas de marge de sécurité suffisante pour couvrir les risques et les incertitudes".
Quant au taux d'actualisation retenu par les exploitants (5 %), la Cnef préconise une baisse de 0,5 %, compte tenu des taux de rendements des actifs actuels (2) , situés entre 3,5 et 4 %, ce qui équivaudrait à 4 à 5 Md€ de provisions supplémentaires. La Cour des comptes estime qu'un passage à un taux d'actualisation de 4 % induirait des provisions supplémentaires de 7,5 Md€, un taux de 3 % porterait ce chiffre à 18,5 Md€.
Concernant le coût du projet de stockage géologique profond, la Cnef rappelle qu'entre l'évaluation de l'Andra et celle des producteurs, les chiffres passent du simple au double. En 2009, l'Andra a avancé un coût de 35,9 Md€. Les producteurs ont contesté cette estimation et ont chiffré le projet à 14,4 Md€. Soit un écart de 21 Md€ ! Le montant de la provision correspondante à constituer dans le bilan des exploitants est estimé par la Cour des comptes à… 5,2 Md€. L'ASN de son côté a demandé une réévaluation des coûts d'ici 2015. "On peut se demander si, en attendant cette nouvelle étude destinée à clarifier la question des coûts, la prudence ne devrait pas conduire les producteurs à réviser en hausse leurs évaluations des provisions pour évoluer vers une moyenne entre les évaluations basses et hautes", note la Cnef.
La gestion des actifs dédiés fait débat
Les actifs dédiés à la couverture de ces charges ne sont pas externalisés et restent donc au sein des bilans des entreprises. A ce jour, il manque 327 M€ d'actifs dédiés, dont 202 M€ pour Eurodif. La Cnef s'interroge sur la disponibilité de ces fonds et préconise d'établir des limites aux placements non liquides.
Elle revient en particulier sur l'autorisation, qui a été délivrée par décret en 2010, de considérer comme couverture, pour EDF, des actions de la société RTE, non liquides. Ainsi, 50 % des actions de RTE sont affectées à la couverture des provisions, faisant passer les dotations en trésorerie au portefeuille de placements de 2,4 Md€ en 2007 à 315 M€ en 2011. Le président de l'ASN, André-Claude Lacoste, interrogé en avril par la Commission sénatoriale d'enquête sur le coût réel de l'électricité, avait dénoncé ce "contournement de l'esprit de la loi".
"L'option qui a été prise par la France de conserver les actifs dédiés au sein des bilans des entreprises entraîne la nécessité de ne créer aucun doute sur le fait que la valorisation de ces actifs est indiscutable et qu'ils sont gérés dans l'objectif unique de garantir la couverture de ces charges futures et en dehors de toute situation de conflits d'intérêt avec l'entreprise elle-même", observe la Cnef.
Christian Bataille, vice-président de l'OPECST, a pour sa part dénoncé cette gestion des actifs dédiés : "Il ne faut pas que ces fonds soient contrôlés tous les trois ans mais très régulièrement par le Parlement. Il n'est pas tolérable qu'aujourd'hui, ce contrôle soit sous la seule responsabilité des exploitants. Je m'interroge sur l'opportunité de créer un fonds qui gèrerait ces actifs, sous l'autorité de la Caisse des dépôts et sous contrôle des pouvoirs publics". Le député socialiste rappelle qu'il avait cosigné, en 2006, avec le député UMP Claude Birraux, une proposition de loi visant à créer un tel fonds externalisé, comme le pratiquent de nombreux pays utilisant l'atome (Etats-Unis, Russie, Japon…). Et il s'insurge :"Depuis six ans, il y a une véritable occultation de ce dossier".