Ancien Premier ministre du Japon
Actu-Environnement.com : Comment l'opinion publique japonaise a-t-elle évolué depuis l'accident de Fukushima ?
Naoto Kan : Jusqu'à l'accident, la population était plutôt favorable au nucléaire, même si certaines minorités se faisaient déjà entendre. Aujourd'hui, une majorité de Japonais est opposée à cette énergie.
AE : Cette opposition se traduit-elle politiquement avec une majorité qui se dégage pour sortir du nucléaire ?
NK : En 2011, après Fukushima, le Parti démocrate a réclamé la sortie du nucléaire à l'horizon 2030 mais la majorité a basculé à droite fin 2012. Et l'actuel Premier ministre, Shinzo Abe, ne mollit pas dans sa position pro-nucléaire même s'il a réduit ses ambitions et souhaite maintenant porter la part du nucléaire à un maximum de 20 à 22% du mix. On constate toutefois que sur les 54 réacteurs en service au moment de la catastrophe, cinq seulement le sont aujourd'hui. Pendant les sept années écoulées depuis l'accident, seulement 2% de l'électricité a été produite par les centrales nucléaires. Il y a des mouvements d'opposition efficaces, les collectivités locales refusent les autorisations de démarrage, il y a des procès.
AE : Le Japon peut-il maintenir son niveau économique en se passant du nucléaire ?
NK : Pendant près de deux ans entre 2011 et l'été 2012, il n'y a pas eu de production nucléaire et, comme je le disais, la remise en marche des réacteurs n'est que très partielle. Malgré cela, il n'y a pas eu de problème sur l'économie ni sur la vie de la population. Certes, nous avons dû recourir au pétrole et au charbon à court terme. Mais l'accident a eu, de manière inattendue, des conséquences positives : une réduction de la consommation d'électricité de 10% depuis 2011 et la mise en place d'une politique de soutien aux énergies renouvelables (EnR) sur le modèle allemand.
AE : Que répondez-vous aux partisans du nucléaire qui mettent en avant l'atout climat qu'il représente ?
NK : Les arguments des pro-nucléaires sont connus et j'en ai encore débattu récemment avec Monsieur Abe au Parlement. Ce n'est pas une énergie propre car elle émet de la radioactivité en cas d'accident mais aussi en fonctionnement normal. Les deux autres arguments liés à la faiblesse des coûts du nucléaire et à l'indépendance énergétique sont également erronés. Le calcul des coûts ne prend pas en compte la possibilité d'un accident, pour laquelle les provisions seraient de toute manière inimaginables, ni le retraitement ni le stockage des déchets. Dire que le nucléaire est bon marché est donc un gros mensonge. Quant à l'indépendance énergétique, l'uranium se raréfie et on doit l'acheter en Australie. Il n'y a rien de mieux que le soleil, le vent et la biomasse, qui ne présentent que des bénéfices dont celui de créer une nouvelle filière industrielle.
AE : Un accident nucléaire majeur est-il possible en France ?
NK : La France ne connaît pas de tremblement de terre ni de tsunamis comme ceux qui peuvent se produire au Japon. Mais les accidents de Three Mile Island et de Tchernobyl montrent aussi qu'ils peuvent se produire du fait d'une erreur humaine. A Fukushima, c'est aussi une erreur de jugement qui a conduit à construire la centrale à 11 mètres au-dessus de la mer plutôt qu'à 35 mètres qui était la hauteur originelle du terrain sur lequel on l'a construite, tout cela pour pomper plus facilement l'eau de mer nécessaire au refroidissement. Le risque est toujours possible dans le nucléaire du fait d'une erreur d'évaluation. Mais le problème n'est pas tant de savoir s'il y a plus de risques en France qu'au Japon que celui des conséquences d'un accident nucléaire. A Fukushima, nous avons frôlé l'obligation d'évacuer 50 millions d'habitants. Cela équivalait à l'effondrement de tout un pays.
AE : Pensez-vous qu'une sortie du nucléaire soit possible à court terme en France et que conseillez-vous ?
NK : Beaucoup de pays en Europe veulent quitter le nucléaire au profit des énergies renouvelables. C'est le sens de l'histoire. En tout état de cause, la proportion d'électricité d'origine nucléaire est en baisse constante. Les EnR sont sûres, évitent les accidents mais sont aussi plus économiques, compte tenu du coût des exigences de sûreté du nucléaire. Toutefois, je pense qu'il y a une spécificité française qui explique le soutien au nucléaire. Il y a le sentiment dans l'inconscient collectif que le nucléaire assure l'indépendance de la France. De Gaulle est sorti de l'Otan grâce à l'arme atomique et ce sentiment d'indépendance lié au nucléaire militaire a bénéficié au nucléaire civil. Il faut casser cela car le nucléaire civil, ce n'est pas l'indépendance.
AE : La construction de l'EPR à Flamanville est donc une hérésie ?
NK : Le seul coût invalide le projet. Il faut comparer le coût du kilowattheure nucléaire par rapport à celui de l'éolien et du solaire et se battre sur ce terrain là. Car le coût du nucléaire doit prendre en compte le retraitement en bout de chaîne. On ne le fait pas car ce retraitement est en fait destiné à produire du plutonium pour la bombe. Au Japon, on a prévu la même chose : le retraitement du combustible irradié pour extraire du plutonium qui servira lorsque le Japon aura sa propre bombe.