La France est loin d'être dans le peloton de tête en termes d'innovation dans le classement mondial. De là à accuser le principe de précaution d'être l'une des raisons de cette mauvaise performance, il n'y a qu'un pas que certains n'hésitent pas à franchir. "Depuis l'adoption de la charte de l'environnement en 2006, nous avons constaté une perception négative du principe de précaution. Les autorités publiques préfèrent bloquer un processus d'innovation, paralyser la recherche plutôt que de prendre des décisions, pourtant prévues dans l'article 5 de la charte, pour réaliser des études, mobiliser les experts et lancer un débat public", analyse Michel Berson, sénateur PS de l'Essonne, lors d'une journée organisée par l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst), le 5 juin. Plus que le principe de précaution en lui-même, c'est l'attitude frileuse des décideurs qui est pointée de doigt.
C'est pourquoi les sénateurs viennent d'adopter, grâce à une majorité dépassant les clivages politiques habituels, une proposition de loi qui prévoit d'accoler au principe de précaution le principe d'innovation. Selon Michel Berson, "cette clarification est nécessaire pour éviter que le principe de précaution ne soit un frein aux activités scientifiques et économiques". En affirmant que le principe de précaution est aussi un principe d'innovation, les auteurs de ce texte souhaitent assurer un développement des connaissances scientifiques et une meilleure évaluation des risques. "On ne doit pas opposer ces deux principes. Ils sont complémentaires et constituent une même démarche", souligne le sénateur. "Mais une fois que ce principe est inscrit dans la constitution, qu'est-ce qui se passe ?", questionne Claude Birraux, président de l'Opecst.
Permettre la recherche et l'expérimentation
Certains acteurs présents dans l'assemblée ne verraient pas d'inconvénient à ce que le principe de précaution passe au deuxième plan, après l'affirmation du principe d'innovation. Pour François Ewald, membre de l'Académie des technologies, "le principe d'innovation est supérieur, il est dangereux de mettre le principe de précaution au même niveau". Selon lui, si "notre perception des risques est aujourd'hui facteur d'innovation, dans certain cas, le principe de précaution est utilisé pour tout interdire". Et de citer l'exemple du blocage de la France sur les OGM.
Gabrielle Gauthey, présidente de la commission recherche et innovation du Medef, se veut plus nuancée. "Le principe de précaution peut mener à une inhibition du progrès. (…) Le Medef est donc favorable à une précision du principe de précaution et à un équilibrage par le principe d'innovation". Cela permettrait, selon elle, une plus grande objectivité dans l'évaluation du risque, notamment en termes de gravité et de réversibilité, raisons inscrites dans la charte de l'environnement actuelle pour invoquer la précaution. Cela permettrait également la mise en place de procédures graduelles, avec une poursuite de la recherche et des expérimentations contrôlées. Procédures qu'aurait souhaité Jean-Louis Schilansky, membre de l'Union française des industries pétrolières (Ufip), sur la question des gaz de schiste, plutôt qu'une interdiction totale dès 2011 : "Le résultat, c'est qu'aujourd'hui on ne connaît toujours pas les ressources qui sont sous nos pieds, les entreprises françaises sont parties à l'étranger et on ne maîtrise toujours pas la technique".
Selon ces acteurs, inscrire le principe d'innovation dans la Constitution garantirait un droit au progrès et au bénéfice de la science et de la technologie. Seulement, toute innovation est-elle bonne à prendre au point de l'inscrire comme un droit ?
Maintenir un garde fou à l'innovation
"L'innovation est un enjeu majeur pour résoudre la situation dans laquelle nous sommes", analyse Nicolas Hulot, envoyé spécial du Président de la République pour la protection de la planète. Mais, selon lui, le principe de précaution n'a à aucun moment sacralisé le risque zéro, même s'il a occasionné quelques blocages. En réponse à ceux qui donnent des exemples de freins à l'innovation causés par le principe de précaution, Nicolas Hulot met en avant des contre-exemples : "Les scandales de l'amiante ou du chlordécone auraient pu être évités grâce au principe de précaution", estime-t-il, rappelant que celui-ci ne peut être appliqué qu'en cas de dommages graves et irréversibles.
Ce dernier s'interroge : "Quelle est la nécessité du principe d'innovation ? Quelle intention se cache derrière ?". Selon lui, "nous sommes dans une crise de l'excès", il faut se méfier de "la science sans conscience".
Pour Stéphane Mouton, professeur de droit à Toulouse 1, la constitutionnalisation du principe d'innovation n'est pas anodine : "C'est insérer un principe structurant de l'action de l'Etat. (…) Cette fusion [prévue dans la proposition de loi] peut emmener à une déconstitutionnalisation en douce du principe de précaution et faire tomber les quelques barrières qui encadrent jusque-là le progrès scientifique". Pour le juriste, cette remise en cause actuelle du principe de précaution est liée à un transfert des peurs : de la peur de l'innovation au lendemain de crises comme la vache folle, l'affaire du sang contaminé, à une peur économique depuis le crise de 2008.