C'est une étude qui devrait faire du bruit. L'Agence européenne de l'environnement (AEE) passe en revue, dans un rapport de 750 pages (1) publié le 23 janvier, vingt études de cas sur le développement de technologies qui ont eu par la suite des effets néfastes pour l'homme ou pour l'environnement. C'est le deuxième volume de Signaux précoces et leçons tardives (2) , dont une première édition a été publiée en 2001.
"Les études de cas historiques montrent que les avertissements ont été ignorés ou mis à l'écart jusqu'à ce que les dommages pour la santé et l'environnement ne deviennent inéluctables", analyse l'AEE. Comme l'empoisonnement au mercure industriel, les problèmes de fertilité causés par les pesticides, l'impact des perturbateurs endocriniens présents dans les plastiques, et la modification des écosystèmes causées par les produits pharmaceutiques…
Intérêt général versus intérêts privés
"Dans certains cas, les entreprises ont privilégié les profits à court terme au détriment de la sécurité publique, en cachant ou en ignorant l'existence de risques potentiels. Dans d'autres cas, les scientifiques ont minimisé les risques, parfois sous la pression de groupes d'intérêts. Ces leçons pourraient nous aider à éviter des conséquences néfastes provoquées par les nouvelles technologies", souligne l'AEE.
D'autant que l'agence étudie également cinq cas qui démontrent "les avantages apportés par la rapidité de réaction en réponse aux signes avant-coureurs".
L'AEE, qui se penche également sur les signaux d'alerte relatifs à des technologies actuellement utilisées, comme les téléphones mobiles, les organismes génétiquement modifiés (OGM) et les nanotechnologies, alerte : "Le monde a changé depuis la publication du premier volume de notre enquête. Les technologies sont désormais approuvées plus rapidement que par le passé et sont souvent adoptées rapidement dans le monde entier. Cela signifie une possibilité de propagation rapide et accrue des risques, dépassant la capacité de la société à comprendre, reconnaître et réagir à temps pour éviter les conséquences néfastes". Selon elle, ces technologies sont déployées alors que la science a très peu de recul dessus.
Elle en appelle donc à un plus large recours au principe de précaution : "L'incertitude scientifique ne justifie en aucun cas l'inaction lorsqu'il existe une preuve plausible de dommages potentiellement graves".
Evaluer le réel gain des innovations pour la société
Devançant les critiques de ceux qui estiment que le principe de précaution trop strictement appliqué freine le progrès et le développement technologique, l'AEE indique qu'après avoir analysé 88 cas de prétendues "fausses alertes", seules quatre alertes se sont avérées fausses (grippe porcine américaine, saccharine,irradiation des aliments et la maladie dite Southern corn leaf blight liée à l'helminthosporiose du maïs). Or, les coûts de ces fausses alertes sont essentiellement économiques, note l'agence, alors que le coût de l'inaction est bien plus vaste : impacts irréparables sur les écosystèmes, impacts sanitaires, décès… Et contrairement aux idées reçues, le principe de précaution n'étouffe pas l'innovation mais la stimule, ajoute l'AEE.
Celle-ci dresse donc une série de recommandations, à destination des décideurs mais aussi des scientifiques. La science doit d'abord reconnaître ses limites face à la complexité des systèmes biologiques et environnementaux. "Il est de plus en plus difficile d'isoler un seul agent et de prouver hors de tout doute qu'il cause un préjudice. Une vision plus holistique prenant en compte diverses disciplines permettrait également d'améliorer la compréhension et la prévention des dangers potentiels".
L'évaluation des risques devrait être renforcée et prendre mieux en compte l'incertitude et l'inconnu. "Par exemple, « aucune preuve de préjudice » a souvent été interprété à tort comme signifiant « une preuve d'absence de danger »".
Les décideurs devraient quant à eux réagir plus rapidement aux alertes précoces, notamment lorsqu'ils sont face à des technologies diffusées à grande échelle. Enfin, l'AEE préconise d'impliquer davantage les citoyens dans les choix d'innovation et dans l'analyse des risques.
"Cela contribuerait à réduire l'exposition aux risques et à encourager les innovations avec des avantages plus larges pour la société. Une plus grande interaction entre les entreprises, les gouvernements et les citoyens pourrait favoriser les innovations plus solides et plus diversifiées à un coût moindre pour la santé et l'environnement", conclut l'AEE.
Ces dommages qui auraient pu être évités…
L'AEE étudie de nombreux cas où les dommages pour l'environnement ou la santé auraient pu être évités. En voici quelques exemples.
Dans les années 20, du plomb est ajouté à l'essence pour lubrifier les moteurs et pour son effet antidétonnant, alors que dès 1925, des experts américains alertent sur ses effets neurotoxiques. Il faudra attendre pourtant 1975 pour que cette pratique soit interdite aux Etats-Unis et l'année 2000 en France.
L'agriculture américaine a introduit en 1955 un nouveau pesticide, le dibromochloropropane, (DBCP) utilisé particulièrement pour la culture de fruits tropicaux (bananes, ananas…). En 1961, des expériences montrent qu'il réduit la taille des testicules de rongeurs et la qualité et la quantité des spermatozoïdes. Il faudra attendre 1977, pour que le cas de travailleurs d'une usine de production alerte les autorités américaines qui l'interdisent en 1979. Ce produit est toujours utilisé en Amérique latine.
Des décennies d'études démontrent les effets des oestrogènes sur les écosystèmes, effets permanents et irréversibles. Or, concernant l'éthinylestradiol (EE2), l'actif le plus utilisé pour la pilule contraceptive, la Commission européenne a retardé à 2016 toute décision sur cette substance qu'elle a néanmoins classée comme prioritaire.
L'AEE étudie également les cas du bisphénol A (BPA), du perchloroéthylène, de pesticides comme le Gaucho ou encore de l'accident nucléaire de Fukushima.