Outre la menace du nucléaire militaire que laisse planer Vladimir Poutine à l'occasion de son opération de prédation sur son voisin ukrainien, l'inquiétude grandit sur les risques liés au nucléaire civil. Dans la nuit du 3 au 4 mars, les forcées armées russes ont pris le contrôle de la centrale nucléaire de Zaporijjia après le site de Tchernobyl, il y a une semaine. Lors de cette opération, un projectile a atteint un bâtiment de formation à proximité de l'un des réacteurs de la centrale, située au sud-est de l'Ukraine, provoquant un incendie qui a ensuite été éteint.
« Les systèmes de sûreté des six réacteurs de la centrale n'ont pas été touchés et il n'y a eu aucun rejet de matières radioactives. Les systèmes de surveillance des rayonnements sur le site sont entièrement fonctionnels », indique l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), après avoir été informée par l'autorité de sureté nucléaire ukrainienne.
Sur les six réacteurs que comptent la centrale, le premier, près duquel est tombé la frappe russe, est arrêté pour maintenance, les réacteurs 2 et 3 ont été déconnectés du réseau et sont en cours de refroidissement. L'unité 4 fonctionne à 60 % de sa puissance, et les unités 5 et 6 sont maintenues « en réserve » en mode basse consommation, indique l'AIEA.
L'autorité ukrainienne rappelle que, outre les réacteurs, le site comprend une installation de stockage de combustible nucléaire usé qui, en cas de dommages, conduirait également à des rejets radioactifs.
Premier bombardement d'une centrale en activité
L'AIEA indique que son Centre des incidents et des urgences a été placé en mode de réponse complet, fonctionnant 24 heures sur 24 pour recevoir, évaluer et diffuser en permanence des informations sur le développement de la situation. En France, l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) informe avoir activé son centre d'urgence en mode « veille ».
Si la situation à court terme ne semble pas extrêmement dangereuse aux yeux de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (Criirad), il n'en n'est pas de même à moyen terme. « Même si des réacteurs nucléaires sont arrêtés, il faut en permanence garantir le refroidissement, non seulement des cœurs de chacun de ses six réacteurs nucléaires, mais également celui des combustibles irradiés en attente de refroidissement dans chacune des piscines des six réacteurs », rappelle Bruno Chareyron, responsable du laboratoire d'analyses de l'association née au lendemain de la catastrophe de Tchernobyl. « Si, pour une raison ou pour une autre, les fonctions de refroidissement étaient perdues, la situation pourrait conduire à une catastrophe plus importante que celles de Tchernobyl et de Fukhushima », ajoute l'ingénieur en physique nucléaire, qui parle d'une situation « préoccupante ».
Greenpeace France, de son côté, indique avoir craint, un moment, « un scénario potentiellement bien pire que la catastrophe de Fukushima Daiichi ». Deux jours avant l'attaque, Greenpeace International avait publié une analyse de la vulnérabilité des centrales nucléaires lors de conflits armés, avec un focus sur la centrale de Zaporijjia. La perte d'alimentation électrique du réseau nécessiterait le fonctionnement des générateurs diesels de secours, rappelle aussi l'ONG. Or, l'approvisionnement en gazole est limité et les générateurs ne sont pas considérés comme fiables, ajoute-t-elle. Pour Greenpeace, la seule façon d'éliminer le risque d'une catastrophe nucléaire est un cessez-le-feu immédiat et le retrait de toutes les forces militaires russes pour « permettre aux pompiers et à la sécurité de la centrale nucléaire de rétablir une zone de sécurité ».
Sites aux mains des Russes
Oleg Korikov, responsable de l'Autorité de sûreté nucléaire ukrainienne (SNRIU), a indiqué, ce vendredi 4 mars, que ses inspecteurs n'étaient plus en mesure d'exercer un contrôle direct sur les sites de Tchernobyl, où sont entreposés plus de 20 000 m3 de déchets radioactifs, et de Zaporijjia, désormais tous deux aux mains des Russes. Ce dernier demande, avec Olivier Gupta, directeur général de l'ASN et président de l'Association des responsables d'autorités de sûreté nucléaire d'Europe (Wenra), un contrôle effectif de la sûreté des installations par l'autorité qui en a la charge.
De plus, le risque n'est pas circonscrit à ces deux sites. L'Ukraine dispose de quinze réacteurs en fonctionnement. Outre Zaporijjia, le pays compte trois autres centrales nucléaires : Rovno (4 réacteurs), Khmelnitsky (2 réacteurs) et Konstantinovska (3 réacteurs). « Dans un contexte de conflit armé, l'énergie nucléaire dite "civile" ne peut être dissociée d'enjeux militaires, elle représente un risque permanent pour les populations », alerte Pauline Boyer, chargée de campagne transition énergétique à Greenpeace France.
« Il est nécessaire que l'AIEA, dont la Russie, l'Ukraine, les États-Unis et tous les pays de l'Union européenne sont membres, impose de toute urgence l'inviolabilité des sites nucléaires sur les théâtres des guerres que la diplomatie internationale a été impuissante à éviter », exhorte l'association Robin des bois. Encore faut-il que l'Agence puisse être entendue d'un chef d'État qui a décidé de s'affranchir de toutes les règles du droit international pour mettre au pas son voisin.