Le 15 mars dernier, Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée chargée de l'Agriculture, a été investie d'une mission : sortir de la polémique et rentrer dans le détail de ce que les agriculteurs et les industriels appellent des « distorsions de concurrence ». En particulier, en ce qui concerne les pesticides autorisés ailleurs qu'en France.
Le 1er février, se faisant l'écho de ces inquiétudes dans l'optique de les calmer, le Premier ministre, Gabriel Attal, était même initialement allé jusqu'à promettre de revenir sur le pouvoir décisionnaire de l'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), à la manœuvre pour les autorisations de mise sur le marché (AMM) françaises. Il a finalement certifié l'inverse à plusieurs associations environnementales, lors d'une réunion tenue à Matignon le 14 mars. À la place, les équipes d'Agnès Pannier-Runacher vont lancer plusieurs groupes de travail au cours des prochains mois, avec les administrations du ministère, l'Anses, l'Institut national agronomique (Inrae) et les chambres d'agriculture, pour étudier les remontées des organisations professionnelles agricoles et examiner, culture par culture, le fondement des interdictions et restrictions existantes et ainsi juger s'il existe des « surtranspositions » à rectifier, ou non, ou des solutions alternatives sur lesquelles s'appuyer.
« Notre objectif n'est pas de réautoriser des produits déjà interdits, mais uniquement d'engager, si cela est légitime et nécessaire, des mesures d'urgence comme des dérogations temporaires ou des AMM à durée limitée ou bien d'ouvrir la voie à une reconnaissance mutuelle pour certains produits encore non autorisés en France », explique le ministère de l'Agriculture. Ainsi, ce dernier n'a pas la volonté - ni le pouvoir en réalité - de revenir en arrière pour ce qui est, par exemple, des produits à base de substances néonicotinoïdes déjà interdits en France même précocement par rapport à ses voisins européens. « L'idée n'est pas non plus de remettre en cause les différents zonages agroclimatiques, sur lesquels se basent les autorisations en Europe, mais de réexpliquer ce qui fait la différence entre une autorisation en Belgique et une interdiction de ce même produit en France », ajoute une autre source proche du dossier. Mais alors, qu'en est-il à l'heure actuelle ? Comment les pesticides, et les autres produits de synthèse utilisés par les agriculteurs, sont-ils autorisés, ou non, en France ? Et pourquoi des agriculteurs de pays pourtant voisins ne peuvent pas utilisés les mêmes produits ?
Une procédure complexe
Les réponses à ces questions relèvent de ce que l'Union européenne a mis en place en 2009 à travers une série de textes législatifs depuis surnommée Paquet pesticides. Celui-ci dépend surtout du règlement relatif à la mise sur le marché des produits phytosanitaires. Entré en vigueur dans toute l'Europe en juin 2011, il remplace les dispositions de la directive de 1991, en appliquant un nouveau modèle central à la procédure : le zonage géographique.
Auparavant, chaque État membre se chargeait d'approuver ou non la vente d'un pesticide sur son territoire, indépendamment de ses voisins. Et ce, tant que la substance active qui compose ce produit avait été évaluée par l'Autorité européenne de sécurité alimentaire (Efsa), puis autorisée par la Commission européenne avec l'approbation des États membres au sein du Comité permanent des végétaux, des animaux, des denrées alimentaires et des aliments pour animaux (Scopaff) – ce qui prévaut encore aujourd'hui. Le règlement de 2009 ajoute une nuance en obligeant désormais les fabricants à déposer leur demande d'AMM en respectant une division des pays de l'UE en trois zones distinctes : une « zone Nord » (ou A), dans laquelle se trouve par exemple le Danemark ou la Suède, une « zone Centre » (ou B), avec la Belgique ou encore l'Allemagne, et une « zone Sud » (ou C), comprenant notamment la France, l'Italie et l'Espagne.
Ce système s'appuie sur l'introduction de la notion de « reconnaissance mutuelle ». Lorsqu'il veut vendre son pesticide, un fabricant doit présenter son dossier à un État membre dit « de référence », qui va charger une autorité compétente d'évaluer sa demande et autoriser ou non son produit. Dans le cas précis de la France, la même autorité – l'Anses – remplit à la fois les missions d'évaluation et, depuis la loi d'avenir pour l'agriculture de 2014, d'autorisation, en remplacement du ministère de l'Agriculture qui en avait jusqu'ici la charge.
Une rigueur d'évaluation « nivelée par le bas »
À l'origine, cette procédure a été mise en place « pour éviter les doubles emplois, réduire la charge administrative pesant sur l'industrie et les États membres et prévoir une mise à disposition plus harmonisée des produits phytopharmaceutiques », souligne le texte européen. Mais elle reste fondamentalement « biaisée » pour Pauline Cervan, écotoxicologue chargée de mission scientifique et réglementaire à l'association Générations futures. « Le problème, c'est qu'il y a toujours des pays qui, d'une part, se montrent plus enclins à accorder des autorisations et qui, d'autre part, n'ont pas les moyens dont bénéficient l'Anses pour évaluer scrupuleusement les demandes des industriels. Ces derniers savent ainsi où déposer leurs demandes pour obtenir plus facilement l'autorisation et introduire un précédent que les autres États membres de la zone visée devront "reconnaître" ensuite. De fait, cela nivèle la rigueur des évaluations par le bas et met en compétition politique des États membres sur laquelle jouent les industriels. »
De plus, ce zonage, qui relève certes de paramètres agroenvironnementaux mais dont les limites s'arrêtent aux frontières nationales, reste « arbitraire » et « forcément éloigné de la réalité ». Un constat partagé même par Charlotte Grastilleur, directrice générale déléguée aux produits réglementés de l'Anses : « Même si ce zonage était dessiné selon des limites purement hydrologiques, par exemple, et non par des frontières nationales, il resterait arbitraire et critiquable. Quelle différence y aurait-il réellement dans les conditions d'utilisation d'un même produit entre les rives gauche et droite d'un même fleuve ? »
La subtilité de la « reconnaissance mutuelle »
Mais il existe d'autres subtilités, notamment en ce qui concerne les « reconnaissances » d'une zone à une autre. Le principe de la reconnaissance mutuelle ne s'applique en effet pas uniquement à l'intérieur d'une même zone. L'autorité compétente d'un État membre extérieur à une zone pour laquelle une AMM a été délivrée a également la possibilité de l'exercer – dans certaines conditions. Elle doit cependant se référer aux lignes directrices d'un guide méthodologique (1) publié initialement par la Commission européenne en mars 2011. Celui-ci s'intéresse plus particulièrement aux données requises pour justifier une autorisation d'un pesticide déjà en circulation dans d'autres pays européens, à savoir celles sur le comportement du produit et de ses résidus sur les cultures visées ainsi que sur le respect des limites maximales résiduelles (LMR) réglementaires.
Le document rajoute alors au zonage préexistant une nouvelle couche, cette fois-ci en fonction de la répartition des cultures sur le territoire européen. Il distingue ainsi deux espaces – une « zone Nord » et une « zone Sud » – qui, eux, ne sont pas délimités par des frontières nationales. Ainsi, la France a la particularité d'être coupée en deux en accueillant à la fois des cultures de zone Nord et de zone Sud. Ce qui rend plus compliqué la reconnaissance mutuelle interzone. Dans ce cas, pour délivrer une AMM, l'autorité a besoin de nouvelles données. En leur absence, elle n'est pas dans l'obligation de se plier à la reconnaissance mutuelle. Et le fabricant impliqué doit alors repartir de zéro et lui soumettre un dossier complet d'autorisation. Une subtilité que le tribunal administratif de Melun n'a pas hésité à rappeler, en décembre dernier, à un industriel britannique. Celui-ci accusait l'Anses de ne pas respecter la procédure « normale » d'autorisation par reconnaissance mutuelle, quand l'autorité avait refusé d'approuver son produit.
« Surtranspositions » : une idée reçue ?
Mais qu'en est-il, à l'inverse, des critiques de « surtranspositions » que subit par ailleurs l'État et, plus particulièrement, l'Anses ? C'est-à-dire lorsque la vente et l'utilisation de certains produits ne sont pas autorisées en France, à la différence d'autres pays, ou sont interdites sur le territoire national avant même que le sort de la substance active qu'ils contiennent ne soit jugé par l'Efsa. Dans le premier cas, rappelle Pauline Cervan, de Générations futures, il s'agit tout simplement d'un manque volontaire d'un fabricant. « Le point de départ menant à l'autorisation ou à l'interdiction d'un pesticide demeure la volonté d'un industriel à le mettre sur le marché dans le pays ou le territoire qu'il cible. Ce même industriel peut choisir, pour des raisons économiques ou politiques, de déposer une demande d'AMM en Allemagne, mais pas en France. »
S'agissant du second cas, quoi qu'elle puisse étudier leur dangerosité, délivrer un avis sur la question mais surtout évaluer les produits qu'on lui présente et accorder leur AMM (en remplacement du ministère de l'Agriculture depuis 2015), l'Anses ne possède pas le pouvoir de décider de leur sort dans l'absolu. Pour son directeur général, Benoît Vallet, « la plupart des anticipations françaises restent rares et émanent avant tout de décisions politiques plutôt que sanitaires ». Ce fut notamment le cas pour les néonicotinoïdes, le phosmet ou le s-métolachlore, lequel avait été « interdit en 2015 au Luxembourg, bien avant la France, à la suite de signaux inquiétants de contamination des eaux souterraines locales », rappelle le patron de l'Anses.