
Bernard Boulangeot : Le Feng Shui signifie littéralement 'Vent et Eau' en chinois. C'est une science naturelle qui se vit au quotidien et sollicite nos cinq sens avec une prépondérance du tactile et du visuel, pour comprendre notre relation avec l'espace construit ou non, qui nous entoure. Son approche permet de comprendre s'il y a harmonie ou pas entre cet espace et nous, ou bien s'il existe une dichotomie ou une fracture qui peuvent engendrer une pathologie psychologique ou physique. En Occident, on parle d'ergonomie. Mais au-delà de la matière, le Feng Shui tient compte des formes et des proportions, du mouvement, de la lumière et des couleurs, etc, et surtout de l'interaction entre ces éléments. Tout l'aménagement de l'espace est concerné, les pleins, les vides et leurs natures diverses. Pour exemple, un plein de béton diffère d'un plein de vitrage. L'analyse va considérer l'agencement de cet espace, comment il s'arrête, s'il y a blocage, arrêt ou au contraire une fuite jusqu'à la déliquescence. C'est là que commence la notion de perception du lieu, en d'autres termes de 'sensation énergétique'. Un lieu peut donner l'impression de flotter dans son espace et nécessiter 'un calage'. Certaines zones semblent nous aspirer, d'autres oppressent ou contraignent comme une tenaille. En somme, le Feng Shui représente la bonne mesure entre concentration et dilatation !
AE : Dans une démarche de développement durable, peut-on considérer le Feng Shui comme un critère supplémentaire à prendre en compte ?
BB : En fait, le Feng Shui, c'est la dimension humaine qui constitue le socle à toute démarche environnementale globale. En effet, dès lors que l'on construit, on impacte l'eau, l'air et la terre, on prélève sur les ressources. En ce sens, la manière plus sensible et plus humaine de s'implanter, induit un plus grand respect de l'environnement. En outre, l'intégration du bâtiment dans son environnement (cible n°1), le choix des matériaux (cible n°2), le travail sur la lumière naturelle, les apports solaires et la protection passive par exemple, qui constituent la base de la démarche HQE(®) des bâtiments et du bioclimatique, s'inscrivent totalement dans la logique Feng Shui. Mais le Feng Shui apporte un complément indicible, celui du sentiment physique, psychologique et émotionnel, en interaction avec la fonctionnalité.
AE : Vous évoquiez le langage purement ergonomique en occident. Quel est le principe général d'une telle approche ?
BB : Les Chinois ne s'ingénient pas à mesurer les causes et les effets. Ils préfèrent regarder les interactions et au-delà les attitudes. Leur interprétation est non dualiste, c'est-à-dire sans opposition et en complémentarité. Par exemple, on peut dire qu'il n'y a pas d'ombre sans lumière ! Cet espace où tous les éléments sont indissociables, poursuit l'idée du Yin et du Yang, base pédagogique de l'explication. Le Feng Shui s'appuie sur ces deux polarités en continuité l'une de l'autre, avec en potentiel pour chacune le germe de son opposé. Donc rien n'est jamais totalement Yin ou Yang mais en mouvement de l'un vers l'autre. Parce qu'elles sont en mutation constante, ces deux polarités ont chacune des représentations complémentaires. Ainsi, le Yang est associé au feu, au sud, à la chaleur, l'altitude, l'activité, etc. Tandis que le Yin est lié à l'eau, au nord, au froid, à la densité, l'étanchéité, l'écoute, etc. À cet ordre binaire, s'ajoutent deux intermédiaires, l'un montant côté Est (associé au bois), l'autre descendant côté Ouest (associé au métal), avec la terre comme centre du cercle ainsi dessiné. Soit, quatre mouvements et un centre fédérateur, qui vont constituer les garde-fous de la sensibilité et donner des typologies d'énergie pour évaluer et trouver l'harmonie dans un espace naturel ou construit. Tout l'objet du Feng Shui va consister à détecter, à travers l'analyse de ces cinq modalités, de leurs associations et de leurs correspondances par rapport à nos cinq sens, où se situent les excès ou les carences d'un site dans ses trois dimensions, afin de mieux compenser, corriger ou renforcer ce qui le compose. Un lieu n'est pas fondamentalement bon ou mauvais, beau ou laid. Il revient au concepteur de trouver la meilleure adéquation entre tous les paramètres.
AE : Comment appliquer cette dynamique symbolique à l'architecture ?
BB : Prenons l'exemple d'un parvis. En tant que seuil, il représente le passage d'un espace ouvert à un espace fermé, et inversement. Son franchissement est une mutation de l'énergie. Intervient ensuite la circulation énergétique propre au lieu - symbolisée par le dragon - c'est-à-dire l'ergonomie des espaces et leur fluidité. Dans l'esprit Feng Shui en effet, un lieu doit être aménagé par rapport à sa fonction d'usage - habitation, bureaux, commerce, école, etc - en relation avec les utilisateurs - car les énergies différentes vont influer sur la forme et la volumétrie. Le travail consiste à canaliser au mieux les flux, en évitant les cassures, la stagnation, la sclérose ou toute déliquescence. Pour les Chinois, cette énergie (dite Montagne Grand Ancêtre) vient d'un point culminant. Aussi le principe consiste-t-il par rapport à ce point, à regarder le territoire, puis l'échelle du site et des personnes. C'est en fonction de cette échelle que s'exercera l'agencement des autres principes. Pour situer le projet, les éléments en excès ou en carence seront diminués, protégés, améliorés ou compensés par des éléments intercalés ou complémentaires, comme autant de points d'acupuncture. La notion de territoire constitue le contexte énergétique de l'analyse qui dépasse le bâtiment lui-même et oriente la démarche. Ici, on s'intéresse à l'historique du lieu, au minéral et au végétal, aux masques créés par les bâtiments environnants, à leur position par rapport aux lumières, à leur situation dans la zone des cinq éléments, et à ceux (du bois, du feu, de l'eau ou du métal) qui sont occultés ou interactifs entre eux.
AE : Existe-t-il des outils d'évaluation ?
BB : Puisqu'il s'agit de trouver l'âme d'un lieu, il n'existe pas de grille de résultats au sens d'une causalité. L'art du Feng Shui réside dans la hiérarchisation jusqu'à trouver la focalisation principale, c'est-à-dire le thème essentiel sur lequel se greffent les sous-éléments en interaction. Si la fonction prévaut, c'est le lieu qui dicte les moyens, et l'agencement qui détermine la conformité de la circulation énergétique. Les flux du dragon - des personnes, des véhicules, de l'eau, etc - et comment ils se croisent, concrétisent cette sensation corporelle de mouvement. Le sens du courant par exemple, revêt une importance prépondérante. Un bassin, un jet d'eau ou une rivière doivent aller vers le bâtiment et non l'inverse, sinon ils risquent d'entraîner une perte d'énergie avec eux et de vider les lieux ! Si la fonction requiert beaucoup d'énergie, il faudra un dragon puissant qui puisse entrer, nourrir le lieu et ressortir pour continuer sa course. À l'instar du dragon, l'harmonie des déplacements participe à la respiration du lieu. Le Feng Shui est un schéma de cohérence territoriale qui se traduit sur un plan. Tout concepteur est forcément Feng Shui !
AE : Comment intervenez-vous dans le cadre d'une expertise ?
BB : L'erreur à ne pas commettre, c'est d'aborder les paramètres dans le désordre, sans suivre la hiérarchie implicite du projet ! Pour exprimer la relation entre les espaces et les individus, je m'appuie sur l'inné et l'acquis. Le premier équivaut au site qui dicte où et comment s'implanter et aménager. Le second concerne le projet, donc la fonction en place ou potentielle qui crée les besoins et les typologies. Par rapport à ces deux notions, j'interviens toujours sur 3 niveaux, du plus élémentaire au plus subtil. Le premier plan est associé à la terre, soit à la matière, au sol, à la structure. Le second illustre l'homme, à savoir la forme, la configuration, l'espace. Le troisième symbolise le ciel, c'est-à-dire l'énergie et la potentialité. Il s'agit de faire correspondre tous les paramètres du site aux besoins, puis d'en effectuer la synthèse qu'il faudra exprimer dans la matière et à travers l'architecture ! L'intérêt économique d'une telle démarche ? Pour l'évaluer, il faudrait chiffrer la diminution de l'absentéisme, du stress, les plus de performances, d'ergonomie, de gestuelle, et plus globalement de santé et de bien-être.
*La SARL d'architecture Etic (éco-technologie, ingénierie et conception) située à Montagnac-sur-Lède dans le Lot-et-Garonne (47), est constituée de professionnels bénéficiant d'une expérience de plus de 20 ans dans le domaine de l'architecture environnementale. Ses missions se répartissent en 3 secteurs d'activité : la maîtrise d'œuvre, l'assistance à maître d'ouvrage et la formation.