
Directeur de recherche au CNRS
Actu-Environnement : Quel est l'apport de l'étude parue dans Biological Conservation sur la disparition des insectes ?
Philippe Grandcolas : Ce qu'apporte d'original cette étude, c'est un bilan quantitatif sur des périodes de temps. C'est-à-dire qu'il ne s'agit pas seulement d'un constat qualitatif sur un ou plusieurs lieux, il s'agit d'un bilan des quarante dernières années, c'est une recherche dans la littérature scientifique des études qui montrent le déclin des populations d'insectes. C'est une méta-analyse qui consiste à reprendre les études existantes, on les confronte vraiment d'une manière statistique avec un protocole qui n'est d'ailleurs pas toujours bien compris, un certain nombre de contradicteurs soupçonnent ce bilan d'être biaisé ... Ce bilan a cependant l'intérêt de montrer globalement que la situation est extrêmement alarmante.
AE : C'est la première fois qu'on a une telle vue d'ensemble ?
PG : Oui et c'est un peu paradoxal, car cette étude relève d'une communauté scientifique aux thématiques assez variées qui n'est pas gigantesque, elle représente quelques milliers de personnes dans le monde. Les recherches sont polarisées sur certaines régions, par exemple l'Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN) met l'accent sur les vertébrés avec les listes rouges qui donnent un suivi de la population assez clair sur un certain nombre d'espèces. Mais sur les insectes ou sur des organismes moins charismatiques, il n'y a pas cette qualité de suivi faute de contributeurs. C'est regrettable et c'est un travers de nos sociétés qui laissent peu de place à la diversité du vivant et qui sont assez anthropocentriques. En l'occurrence on peut regretter que ce bilan sur quarante ans n'amène des éléments chiffrés que sur un nombre restreint de lieux et de groupes organismes, mais c'est extrêmement important que ce bilan soit produit maintenant.
AE : Est-on en présence d'une accélération de l'extinction des insectes ?
PG : Cette étude est une évaluation méta-statistique avec une marge de variation. Il n'empêche que la situation est tellement alarmante qu'on a de bonnes raisons de penser que ces évaluations sont conservatives et qu'elles ne surévaluent pas la situation. Si d'un seul coup on pouvait faire travailler une cinquantaine de laboratoires dans le monde sur ce sujet, on parviendrait à de bien pires conclusions. Aujourd'hui, la première cause de ce déclin, c'est l'artificialisation des milieux, on en entend régulièrement parler en termes de déforestation, mais pas seulement. Et dans les milieux tropicaux, même si l'on replante des forêts (ce qui arrive malheureusement rarement), on perd le peuplement d'origine à 90 %, et définitivement.
AE : Qu'en est-il en France ? Les tendances sont les mêmes ?
PG : Si cette étude retrace une disparité des situations, elle met l'accent sur les milieux tempérés d'Europe et d'Amérique du Nord, qui sont assez représentatifs de ce que qui se passe en France. Malheureusement, en France, tous les éléments de causalité soulignés par cette étude sont présents. La conversion des milieux agricoles, les pratiques forestières industrielles et un certain nombre de process ont un effet sur les insectes, qui se combinent avec l'impact des intrants agricoles et non agricoles et avec les changements climatiques. Par exemple, quand on traite pour démoustiquer, on a également un impact sur les autres insectes qui est négatif. Il se trouve qu'en France, il y a eu trop peu d'études sur ce sujet, mais on se trouve dans la situation négative décrite par les auteurs.
AE Quelles sont les principales catégories d'insectes touchées ?
PG : Les insectes des milieux humides comme les perles ou les éphémères sont particulièrement touchés, victimes de l'artificialisation et de la pollution des cours d'eau. Il y a aussi les papillons, les guêpes, les abeilles domestiques, mais aussi beaucoup d'espèces d'abeilles sauvages (900 espèces en France !) qui contribuent à la pollinisation des plantes et qui sont très touchées : assurer la pollinisation devient un challenge. Il faut savoir que 40.000 espèces d'insectes sont présentes en France, avec une grande diversité d'écologies particulières.
AE : Quels sont les écosystèmes dont les insectes ont besoin pour perdurer et comment intervenir ?
PG : L'idéal serait d'avoir une grande diversité d'écosystèmes. Un paysage divers est plus favorable à la biodiversité qu'un paysage monotone, c'est une règle générale. Une seconde règle est d'intervenir avec prudence, il faut éviter de pratiquer une ingénierie environnementale simplificatrice. Quand on intervient sur les moustiques, on ne peut s'abstenir d'agir, mais typiquement cette action doit être gérée par rapport au temps, à l'espace, et non par un épandage massif et sans précaution qui va créer des déséquilibres et un état instable, qui va à son tour solliciter encore plus d'interventions. Il faut connaître les relations entre les différents éléments d'un écosystème. En France, de manière générale, on peut faire beaucoup mieux. Il y a une nouvelle donne à mettre en place pour des relations plus fréquentes et plus efficaces entre scientifiques et politiques, autour d'un changement de société et un éveil des consciences. En outre, il y a une espèce d'amnésie environnementale, on s'est habitué peu à peu au fait que l'état du temps présent est très mauvais par rapport à celui d'il y a cinquante ou cent ans et il est important d'avoir du recul sur l'évolution des milieux. On paye aujourd'hui le déficit des études sur des sujets primordiaux de biodiversité mais cela ne nous empêche pas d'avoir une évaluation statistique de la situation.
AE : Quelles vont être les conséquences de cette dégradation ? Est-ce qu'on peut encore l'enrayer ?
PG : Dans des écosystèmes déjà fortement transformés comme ceux d'Europe, si un effort énorme est déployé, on peut enrayer cette catastrophe. Le problème tient aux atermoiements politiques et aux discordances des points de vue. Pour prendre cette problématique à bras le corps, il faut instaurer un dialogue profond dans la société. Certaines espèces pourront repeupler certains milieux, par exemple des milieux herbacés ou forestiers laissés en gestion douce avec moins d'intrants, une prairie de fauche, une forêt de mélèzes, des pâtures dans un bocage. Si ces milieux sont préservés pendant plusieurs décennies, des hyménoptères et des coléoptères, des mouches, des abeilles, des scarabées vont réapparaître. Il est important aussi d'arriver à préserver des biomes dans lesquelles l'influence de l'homme est plus modérée, comme les zones de montagne. Par contre, il est clair que quand on déforeste une forêt amazonienne, congolaise ou indonésienne, il ne faut pas espérer voir revenir des espèces endémiques à jamais perdues. J'aimerais sentir le même émoi devant la disparition de ces espèces d'insectes que devant un musée qui brûle.
AE : Y'a t-il une limite dans les remplacements possibles des fonctionnalités environnementales permises par les insectes ?
PG : Le souci des visions d'un remplacement tient au fait que les solutions sont localement momentanément efficaces, mais qu'elles ont des conséquences dans d'autres domaines. A partir du moment où on résout des problèmes par un service de pollinisation artificiel, par exemple avec l'absurde projet des drones pollinisateurs, on crée un problème ailleurs avec le coût carbone exorbitant et le simplisme navrant d'un tel projet. Actuellement, on est dans les prémices de cette cascade d'interventions malheureuses, on commence à en voir les conséquences néfastes, avec le changement climatique et les baisses brutales de biodiversité (par exemple les oiseaux et les abeilles domestiques). Il est infiniment plus simple de laisser la nature fonctionner que de vouloir lui suppléer sur des fonctions essentielles.
AE : Que pensez-vous de l'initiative allemande de "plan d'action pour protéger les insectes", qui prévoit un financement annuel de 100 millions d'euros, dont 25 millions consacrés à la recherche et propose de limiter le bétonnage et les émissions lumineuses la nuit afin d'éviter de désorienter les insectes ?
PG : C'est une annonce importante et j'espère qu'elle se concrétisera vraiment de manière pratique, en pariant sur le pragmatisme efficace de la communauté scientifique et environnementale allemande. Je n'imagine même pas la possibilité d'une telle mesure en France, au moment où la recherche en général (bien loin des 3 % du PIB) continue à être déshabillée, comme si elle était un luxe coûteux pour la République…