À en juger par l'abondance de communiqués suscités par la tenue de son assemblée générale comme par la vive tension entre les forces de l'ordre et les activistes sur le lieu même de son déroulement, vendredi 26 mai, à Paris, TotalEnergies fait plus que jamais figure d'entreprise symbole en matière de politique environnementale.
Très critiquée pour ses investissements dans de nouveaux champs gaziers et pétroliers, les plus importants de son secteur, mais aussi pour des projets très controversés, comme l'oléoduc Eacop en Ouganda et en Tanzanie, la major soumettait au vote de ses actionnaires deux résolutions climatiques particulièrement emblématiques : l'une émanant de l'entreprise, l'autre du collectif d'investisseurs militants Follow This, avec le soutien de gros actionnaires comme La Banque postale AM ou Edmond de Rothschild AM. Sans grande surprise, le premier texte a recueilli près de 89 % des voix. Un « large soutien », s'est réjoui Patrick Pouyanné, président-directeur général du groupe.
Les énergies fossiles toujours en ligne de mire
Présenté comme plus ambitieux en matière d'investissements dans les énergies renouvelables et de réduction de ses émissions de CO2, avec une baisse de 40 % pour les scopes 1 et 2 en 2030 par rapport à 2015, ce « say on climate » avait pourtant été vertement critiqué par les ONG comme par certains spécialistes. Première insuffisance de la proposition, pointée par ces derniers, dont le Forum pour l'investissement responsable (FIR) et l'Agence de la transition écologique (Ademe) : le non-alignement, dès aujourd'hui, de ses objectifs sur le scénario Net Zero de l'Agence internationale de l'énergie (AIE), en particulier ceux du scope 3, les émissions de ses usagers, soit 90 % de son empreinte carbone. « La majorité des émissions de GES du groupe devraient donc rester stagnantes d'ici à 2030, selon sa stratégie actuelle », estime l'institution financière Impak Finance. Mais la major poursuit aussi ses investissements dans de nouveaux projets pétroliers et gaziers. Là encore, « contrairement à ce qui est préconisé par le scénario Net Zero », pointent le FIR et l'Ademe.
À l'horizon 2030, la production d'hydrocarbures de TotalEnergies devrait ainsi dépasser de 81 % le niveau requis par ce scénario. En vingt-cinq ans, les 1 443 kilomètres de son oléoduc chauffé Eacop émettraient à eux seuls plus de 379 millions de tonnes équivalent CO2, en incluant la combustion du pétrole. Pour l'association Reclaim Finance, ces « bombes climatiques » seront à l'origine de 2,3 gigatonnes de CO2e, soit l'équivalent de ce que la France émet en six ans. Le 7 mai dernier, dans le journal Le Monde, 188 scientifiques et experts, parmi lesquels Valérie Masson-Delmotte ou Jean Jouzel, ont ainsi publié une tribune appelant à voter contre cette stratégie climat. « Plus aucun nouveau projet fossile n'a sa place si l'on veut atteindre zéro émission nette en 2050 », insistaient-ils. CNP Assurance s'était ralliée à cette position.
Un encouragement au dialogue
Lucie Pinson, fondatrice et directrice de Reclaim Finance, explique le vote de ce « say on climate » par le soutien traditionnel des actionnaires aux volontés du management. « Alors que certains d'entre eux ont pris des engagements en matière climatique qu'ils ne pourront pas tenir si les entreprises de leur portefeuille ne s'alignent pas sur une trajectoire à + 1,5 °C », souligne-t-elle. Mais, pour elle, de nombreux votes peuvent aussi se comprendre par la volonté d'encourager l'entreprise à publier de plus en plus d'informations et à consulter plus amplement ses actionnaires – plus que par une approbation réelle du contenu de la résolution. Une incohérence qu'elle déplore. « L'urgence climatique nous oblige à voter sur leur qualité. Il va falloir faire preuve de plus de maturité en la matière », insiste-t-elle. Certaines ONG, dont la sienne, militent donc pour rendre obligatoire les « say on climate », comme le sont déjà les « say on pay » sur la rémunération des principaux dirigeants.
La proposition des investisseurs, invitant plutôt le conseil d'administration à aligner ses objectifs de réduction des émissions de GES sur ceux fixés par l'Accord de Paris pour 2030, scope 3 inclus, n'aura, quant à elle, obtenu que 30,44 % des suffrages. « La résolution proposée n'apporte pas de réponse crédible aux enjeux du changement climatique et serait contraire aux intérêts de la société, de ses actionnaires et de ses clients », a jugé Patrick Pouyanné, estimant par ailleurs que « l'usage de ces produits relève de la décision de ses clients ».
L'embarras de certains actionnaires
Une affirmation que réfute Lucie Pinson. « Aucun scénario n'était imposé. Il s'agissait avant tout d'envoyer un signal à l'entreprise sur la nécessité d'aller au-delà de son médiocre objectif de réduire de 2 % ses émissions du scope 3 d'ici à 2030. Ce qui est extrêmement indécent quand on sait qu'à l'échelle internationale, on doit réduire de moitié les émissions de GES », observe-t-elle. Mais, même minoritaires, ces votes auront tout de même presque doublé par rapport à ceux de 2020 (17 %) sur le même type de texte. Lucie Pinson y voit la volonté de pousser TotalEnergies à faire plus d'efforts, mais aussi l'embarras naissant de certains actionnaires vis-à-vis de la stratégie expansionniste du groupe dans les énergies fossiles et de ses projets les plus contestés.
Cette évolution s'accompagne d'un changement de discours de quelques acteurs financiers. Outre CNP Assurance, ouvertement favorable au texte de Follow this, le Crédit agricole, pourtant principal actionnaire de TotalEnergies via sa filiale Amundi, reconnait désormais l'incompatibilité entre trajectoire à 1,5 °C et de nouveaux investissements dans les champs pétroliers et gaziers. « Les constats scientifiques et les solutions sont de plus en plus partagés. Il faut maintenant passer à l'action », commente Lucie Pinson. Pour les activistes du climat, la prochaine étape pour les actionnaires consisterait à suspendre leurs achats d'obligations auprès des entreprises qui persisteraient dans cette voie.
Du greenwashing dénoncé
Au-delà des votes, analystes et ONG dénoncent également la pratique intensive du greenwashing mise en œuvre par TotalEnergies dans le cadre de sa stratégie climat. L'association Bloom, qui a analysé tous les communiqués officiels de l'entreprise depuis le 1er janvier 2021, l'accuse notamment de se servir de ses investissements dans les énergies renouvelables pour masquer les fonds orientés vers les fossiles et tenter de « verdir » ses plateformes pétrolières. L'ONG a recensé l'annonce de 30 nouveaux projets fossiles au cours des deux dernières années. « Dans 66 % des cas, TotalEnergies évoque simultanément des projets dans les énergies renouvelables pour tenter de rendre ses projets climaticides plus acceptables », relève-t-elle.
Lors de l'assemblée générale, Patrick Pouyanné n'a en effet pas manqué de mettre en avant les efforts du groupe pour atteindre 100 GW de capacité d'électricité renouvelable d'ici à 2030, en y consacrant un tiers de ses investissements dans les énergies bas carbone. « Notre compagnie a été la major qui a investi le plus pour construire le modèle énergétique de demain qui sera basé sur l'électricité » assure-t-il. Certes, l'extraction de pétrole et de gaz diminue en part relative dans les activités de l'entreprise, convient Lucie Pinson. « Mais pour un dollar investi dans les activités dites bas carbone, sept à huit autres sont toujours fléchés vers les énergies fossiles ou dirigés vers la rémunération des actionnaires. De plus, on retrouve dans cette diversification des activités de transport d'hydrocarbures, de pétrochimie, de production d'électricité à base de gaz. Beaucoup d‘activités qui, in fine, perpétuent la dépendance aux énergies fossiles. » La stratégie de transition de TotalEnergies se concentre aussi sur la production de gaz naturel liquéfié (GNL), avec une augmentation projetée de 40 % entre 2021 et 2030, note par ailleurs Impak Finance. Le groupe compte en outre compenser ses émissions restantes via les puits de carbone naturels, le stockage et la séquestration. Développer les énergies renouvelables n'ouvre pas non plus forcément la voie à une véritable transition si cette action ne s'accompagne pas en parallèle d'une réduction des émissions globales, insistent les associations.