Depuis la loi du 28 juin 2006 sur la gestion durable des matières et des déchets radioactifs, les opérateurs d'installations nucléaires, au premier rang desquels figurent EDF, Areva et le CEA, doivent mettre en réserve "des actifs dédiés" (financiers ou autres) destinés à couvrir les charges liées au démantèlement des installations et aux déchets radioactifs. Une loi qui a fait l'objet de trois décrets, le dernier datant de juillet 2013.
Assurer la diversification et la liquidité des garanties
Le décret d'application du 23 février 2007 retient le principe du maintien de ces actifs dans le bilan des groupes concernés et écarte la création d'une structure de financement externe aux opérateurs, une solution remise au goût du jour lors du débat sur la transition énergétique. Le texte précise aussi quels actifs peuvent être apportés en garantie et dans quelles conditions ils doivent être rassemblés et gérés. Au 31 décembre 2012, le portefeuille d'actifs dédiés d'EDF totalisait 17,6 milliards d'euros pour des obligations nucléaires de long terme estimées à 20,1 milliards.
Afin d'assurer un degré de sécurité suffisant, les actifs pouvant être apportés en garantie sont précisés. Les valeurs émises par une même société ou un même groupe ne peuvent représenter plus de 2% du montant estimé des charges à provisionner. Enfin, les titres des filiales des exploitants, telles que Réseau de transport d'électricité (RTE) détenu à 100% par EDF, sont explicitement exclus dans le décret de 2007.
Cette exclusion s'explique tout d'abord pour des raisons de diversification des actifs dédiés afin de limiter le risque financier. Les titres des filiales "ne répondent pas à l'obligation de diversification [puisqu'elles] participent de l'activité même du groupe concerné par les charges futures", rappelle la Cour des comptes dans son rapport sur les coûts de la filière électronucléaire, publié en janvier 2012. En clair, il est imprudent de mettre tous ses œufs dans le même panier.
Ensuite, la liquidité des titres, c'est-à-dire la possibilité de les vendre, doit être assurée. Cela revient à demander : qui achèterait les titres de RTE si EDF devait les vendre pour financer le démantèlement de ses réacteurs et le stockage des déchets ? "Au regard du droit constitutionnel français, l'acheteur ne pourrait être qu'une entité publique, voire l'Etat lui-même", analyse la Cour, qui qualifie donc de "très discutable" la liquidité effective des titres RTE.
De la même manière, l'accord passé début 2013 entre EDF et l'Etat pour résorber le déficit de CSPE établit une créance de 4,9 milliards d'euros s'étalant jusqu'en 2018. Dans la foulée, l'Etat a autorisé le 8 février 2013 à affecter cette créance aux actifs dédiés. Les 4,9 milliards ainsi apportés au fonds ont permis à EDF d'en retirer 2,4 milliards d'euros de liquidités sonantes et trébuchantes. En effet, la loi prévoit que l'opérateur puisse puiser dans le fonds dès lors que celui-ci couvre l'intégralité des charges actuellement anticipées (20,1 milliards d'euros). Avec l'apport des 4,9 milliards de la dette CSPE, le fonds dépasse de 2,4 milliards la somme à couvrir. Ces 2,4 milliards seront là aussi affectés au désendettement du groupe.
Mais en 2010, un nouveau décret, signé le 29 décembre, introduit, entre autres, une exception afin qu'EDF puisse apporter ses titres RTE au portefeuille d'actifs dédiés. Chose que le groupe fera deux jours plus tard en affectant la moitié des titres de sa filiale, pour une valeur de 2,3 milliards d'euros (voir encadré). Et les sages de la rue Cambon de déplorer la "banalisation des dérogations" alors même qu'"il est évident que la « consanguinité » des titres dans le domaine de l'électricité n'est pas un facteur de diversification ni de limitation des risques".
Quant à l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), elle "partage la préoccupation exprimée par la Cour au sujet des dérogations introduites permettant de reconnaître d'autres types d'actifs en couverture des charges nucléaires". Il s'agit là d'un "contournement de l'esprit de la loi", précisait André-Claude Lacoste, alors président de l'ASN, en avril 2012 devant la Commission sénatoriale d'enquête sur le coût réel de l'électricité.
Apport des titres RTE ou des dividendes futurs ?
De son côté, EDF explique que l'apport de ses titres RTE "signifie que les dividendes versés par RTE seront affectés au portefeuille d'actifs dédiés". Mais là encore, la Cour des comptes n'est pas convaincue et estime que "la prise en compte de la valeur des titres de RTE permet à EDF de ne pas avoir à investir dans d'autres actifs". En l'occurrence, les chiffres du premier rapport de la Commission nationale d'évaluation du financement des charges de démantèlement et de gestion des déchets nucléaires lui donnent raison : les dotations au fonds d'actifs dédiés apportées sous forme de trésorerie ont chuté à 315 millions d'euros en 2011, contre 1.343 millions en 2010, 1.902 millions en 2009, 1.785 millions en 2008 et 2.397 millions en 2007. En 2012, la dotation de trésorerie s'est élevée à 737 millions, indique le rapport annuel d'EDF.
Quant aux dividendes versés par RTE, leur pérennisation dépend de la rentabilité du réseau, comme le pointe la Commission sénatoriale dans son rapport. Certes, "les actifs de RTE présentent une certaine garantie de stabilité [car ils] présentent une valeur liée aux nécessités du transport de l'électricité et leur rentabilité est d'ailleurs fixée par la Commission de régulation de l'énergie". Mais, le rapporteur, Jean Desessard (Paris, EELV), "se demande toutefois si cette rentabilité est garantie sur le long terme, alors même que la transition énergétique va (…) entraîner une véritable reconfiguration des réseaux électriques". Il pointe, notamment, le fait que "le réseau existant, lié à la répartition des centrales actuelles sur le territoire national, pourrait ainsi perdre une partie de sa valeur lorsque celles-ci fermeront".
Finalement, un troisième décret, pris le 24 juillet 2013, modifie une nouvelle fois les dispositions relatives au financement des charges nucléaires. Le texte restreint à 15%, au lieu de 20%, la proportion des charges futures d'EDF couvertes par l'apport des titres de RTE et étend en contrepartie la liste des actifs éligibles. Une modification qui aura cependant peu d'impact dans l'immédiat, puisque les titres RTE n'atteignent pas la nouvelle limite de 15%, surtout depuis l'affectation en février de la créance CSPE issue de l'accord de janvier entre EDF et l'Etat au fonds d'actifs dédiés (voir encadré).