
Post-doctorante à l'Inra (UMR SAD-APT*)
Actu-environnement : Quel a été le point de départ de vos travaux sur l'agriculture biologique dans les aires d'alimentation de captage d'eau potable?
Caroline Petit : A la suite des réglementations sur la qualité de l'eau (directive cadre sur l'eau et sa traduction française, la loi sur l'eau et les milieux aquatiques), il était nécessaire de comprendre comment faire évoluer l'agriculture dans les aires d'alimentation de captages (AAC) d'eau potable vers un mode d'agriculture plus durable, notamment l'agriculture biologique. La France est assez en retard sur ce type d'agriculture. Les AAC pourraient constituer une opportunité de développement, en regroupant l'offre bio sur un même territoire. Nos travaux sont partis de l'hypothèse que le développement de l'agriculture bio n'est pas qu'une question agricole mais concerne d'autres jeux d'acteurs : les chambres d'agriculture, les élus, les communautés d'agglomération…
AE : Vous avez comparé plusieurs expériences en France et en Allemagne. Qu'en est-il ressorti ?
CP : Nous avons en effet étudié deux cas allemands (Munich et Augsburg) et plusieurs AAC en Ile-de-France, en Rhône-Alpes et en Franche-Comté. Les situations allemandes et françaises sont très différentes. Dans les deux cas étudiés en Allemagne, la ville gère l'eau à travers une régie privée, dont le seul client est la ville. Ce modèle change tout : en tant que société privée, la régie peut passer des contrats avec les agriculteurs et rémunérer les bonnes pratiques de manière indépendante des aides européennes. A Munich, cela s'est traduit par une orientation de l'agriculture vers la bio. A Augsburg, les agriculteurs ont fortement réduit les intrants. Alors que ces deux zones partaient, au début des années 90, avec des moyennes de nitrates dans l'eau de 20 mg/l, aujourd'hui, elles se sont stabilisées à des niveaux inférieurs à 5 ou 10 mg/l. La potabilité de l'eau y est très bonne, compatible avec l'alimentation des nourrissons.
AE : Quelles leçons tirer de ces deux expériences ?
CP : Un développement territorialisé de l'agriculture biologique nécessite de conjuguer plusieurs facteurs. D'abord, la préexistence de systèmes agricoles extensifs, qui ont une proximité technique avec les pratiques bio (désherbage mécanique, polyculture élevage…), facilite les conversions.
Il faut également une sensibilité des acteurs du territoire à l'agriculture bio, et en premier lieu, des agriculteurs. Dans un de nos terrains d'étude en Rhône-Alpes, nous avons établi une typologie des agriculteurs français face à l'enjeu eau. Près d'un tiers d'entre eux ont encore une vision réglementaire de l'eau et estiment que cette problématique n'est pas de leur ressort. Il y a également une distance sociale des agriculteurs face à la bio.
Ensuite, l'existence d'un véritable marché du bio à l'échelle régionale, avec des filières structurées, est indispensable. Une structuration des filières a posteriori n'est pas suffisamment incitative. A Munich, le marché a été moteur, notamment pour le lait bio. En revanche, à Augsburg, le manque de filières de soutien n'a pas incité les conversions. Seulement deux agriculteurs sont passés du conventionnel à la bio.
AE : Le marché est-il suffisant pour soutenir le développement de la bio ?
CP : Non, le marché ne suffit pas : il faut des incitations financières à la conversion. Si l'on veut imprimer de fortes évolutions de pratiques sans que cela soit pris en charge par le marché, il faudrait envisager de rémunérer aussi les agriculteurs en tant que producteurs d'eau de qualité. A Munich et Augsburg, les agriculteurs bio cumulent les rémunérations des régies eau et les aides européennes. Résultat : ils touchent près du double de la rémunération pour service eau que peut percevoir un agriculteur français via les mesures agro-environnementales (MAE).
Dans ces deux exemples, les villes sont gagnantes : cela revient moins cher de rémunérer les bonnes pratiques agricoles dans une approche préventive que de financer le traitement a posteriori de l'eau. Mais les conditions de rémunération sont drastiques. A Munich, des objectifs de qualité d'eau inférieurs aux normes européennes ont été fixés : taux de nitrates à moins de 10 mg/l et pesticides indétectables. A Augsbourg, une "prime nitrate" a été instaurée. Les niveaux d'azote sont mesurés chaque année sur toutes les parcelles contractualisées et la rémunération est fixée en fonction des résultats.
Autre différence : en France, les MAE sont distribuées pour cinq ans, ce qui permet d'entamer un changement mais pas de stabiliser les pratiques, alors qu'en Allemagne, les rémunérations durent depuis deux décennies et semblent reparties pour une troisième. C'est une politique à très long terme.
La ville d'Augsbourg a également acquis de nombreuses propriétés foncières dans la zone sensible de l'AAC, pour les reboiser ou installer des baux environnementaux. C'est un investissement important, à hauteur de 35 M€ pour 1.400 ha.
AE : Où en est-on en France ?
CP : En France, on est dans la démarche des captages Grenelle : tout un dispositif institutionnel a été lancé, avec des dynamiques de projet à l'œuvre. Mais ces plans d'action agricoles considèrent la solution de l'agriculture bio comme minoritaire. De plus, la délimitation des aires de captage partitionne les exploitations et pourrait les amener à développer des systèmes mixtes : bio dans la zone sensible de captage, conventionnel en dehors. Cette complexité se traduit également par une difficile structuration des filières. Certaines AAC sont de très petites tailles : on peut se demander si les volumes produits en bio dans ces territoires pourraient être suffisants pour inciter les opérateurs des filières à les collecter. Pour encourager la bio, il faudrait plutôt mener une réflexion transversale, à l'échelle d'une région ou d'un grand bassin. Il y a également énormément de parties prenantes dans les démarches AAC, avec des jeux d'acteurs complexes, qui peuvent conduire à des points de blocage.
Il y a néanmoins des initiatives, comme à Lons-le-Saunier (Franche-Comté) où la bio a été développée en restauration collective pour soutenir les conversions et où 70 ha ont été acquis par la municipalité et mis à bail en agriculture bio. Mais il reste malgré tout difficile de faire coïncider aire d'alimentation de captage et agriculture biologique car de fait, les produits bio servis en restauration collective proviennent pour l'essentiel d'exploitations situées hors de la zone à enjeu eau.
Les agences de l'eau commencent également à adopter une approche globale. L'Agence de l'eau Seine-Normandie par exemple travaille dans cette optique et finance des projets de structuration de filières agricoles biologiques.
* Unité mixte de recherche Sciences pour l'action et le développement : activités, produits, territoires (Inra/AgroParisTech), Inra Versailles-Grignon