
Directrice en Conseil agriculture durable et bioéconomie, Greenflex
Actu-Environnement : Dans votre rapport, vous insistez sur l'importance de l'éducation et de la formation au vivant, pourquoi ?
Elise Bourmeau : Parce que l'on ne peut pas raisonner seulement en termes de stockage carbone ou de biodiversité, mais plutôt en termes d'agronomie et notamment de qualité des sols. Les enrichir en matières organiques, c'est augmenter leurs capacités à retenir l'eau et à la relâcher en cas de besoin, à résister à l'érosion, à la sécheresse… C'est aussi un moyen de réduire l'utilisation d'engrais. De même qu'en plus du stockage du carbone, la plantation de haies favorise la biodiversité, la pollinisation ou l'accueil des oiseaux qui peuvent limiter le recours aux insecticides. Il faut sensibiliser le monde agricole à cette approche par la formation, le partage d'expérience ou en living lab.
Par ailleurs, de nombreux exploitants vont partir à la retraite. Cela pose la question du développement des pratiques agroécologiques à l'échelle d'exploitations dont la taille a tendance à s'agrandir. Pour assurer notre souveraineté alimentaire, il est urgent de susciter des vocations et d'en recruter de nouveaux, y compris dans les zones urbaines, attentifs à la question du vivant. Encore plus si l'on veut développer les circuits-courts, qui permettent d'alléger l'empreinte carbone de l'alimentation, mais aussi une bioéconomie respectueuse des écosystèmes, afin de décarboner l'industrie française.
AE : Vous évoquez également la nécessité d'un nouveau contrat social autour de l'agroécologie.
EB : Oui, car de nouveaux modèles économiques émergent qui devront faire avec le vivant et non contre lui, en associant plus de parties prenantes : agriculteurs, industrie agro-alimentaire, grande distribution, pouvoirs publics, mais aussi les autres secteurs économiques et les « consom'acteurs ». En effet, pour répondre aux besoins alimentaires tout en produisant plus de bâtiments ou de véhicules en fibres végétales, d'emballages biosourcés ou de chimie végétale, il va falloir gagner en productivité et en ingéniosité, en respectant les écosystèmes et les principes de l'économie circulaire. C'est pourquoi chacun doit être « équipé » intellectuellement pour le comprendre.
Sur le terrain comme dans les laboratoires, la recherche doit aussi se poursuivre pour développer des espèces résilientes car des impasses technologiques perdurent. Cultivés en remplacement du soja, source de déforestation, les protéagineux sont sensibles aux maladies, par exemple, et obligent parfois l'exploitant à arbitrer entre climat et biodiversité. Quand il ne renonce pas tout simplement à miser sur cette production. Tout le monde a intérêt au maintien de la fertilité des sols, porteur de services écosystémiques, capital de notre production et de notre souveraineté agricole. D'où l'idée d'élaborer un nouveau contrat social dans le partage et la co-construction.
AE : Votre constat est-il partagé ?
EB : Je l'espère et je suis ouverte à l'échange. Le paquet européen « Fit-for-55 » appelle d'ailleurs ce virage de ses vœux. Dans ce cadre, la France devra probablement réviser sa stratégie nationale bas carbone (SNBC). Cela dit, la France n'a pas à rougir de son bilan. C'est elle qui a lancé l'initiative « 4 pour 1 000 » en faveur d'une augmentation du stockage du carbone dans le sol partout dans le monde, puis le label bas-carbone. En ce qui concerne ce dispositif, qui associe nombre de parties prenantes pour faire se rencontrer l'offre et la demande, la France a une longueur d'avance. Maintenant, elle doit faire le bilan des freins et de ce qui a fonctionné – elle est d‘ailleurs en train de réviser son décret et son arrêté sur ce thème –, apprendre vite et partager son expérience à Bruxelles dans le cadre de la démarche sur le « carbon farming ».
AE : En quoi son élargissement à l'échelle européenne est-il important ?
EB : Il contribue à une indispensable mise en cohérence des politiques publiques. Quel intérêt les entreprises auront-elles à acheter massivement ces crédits carbone volontaires ? Ils contribuent certes à financer les changements de pratiques des agriculteurs, mais ils coûtent jusqu'à dix fois plus chers en Europe que d'autres crédits sur le marché mondial. Or, il est impératif de les massifier pour réduire le stock de dioxyde de carbone de l'atmosphère. Une incitation forte à les acheter à l'échelle européenne permettrait de massifier la démarche. De même, la révision de la directive européenne sur la RSE représente peut-être un moyen d'inviter les entreprises à se projeter dans une trajectoire bas carbone qui intègre le « scope 3 » – les émissions en amont et en aval – et favoriser le développement d'une bioéconomie circulaire respectueuse des écosystèmes.
Il pourrait également être pertinent de scruter ce qui, dans la nouvelle PAC, va dans le bon sens ou pas pour le climat, la biodiversité et l'eau. Comment les plans stratégiques nationaux pourraient mieux embarquer la question du stockage du carbone et la réduction des émissions de gaz à effet de serre, par exemple, via le maintien d'un couvert végétal sur leur sol toute l'année. Il est par ailleurs possible de s'appuyer sur les leviers fiscaux comme la taxe carbone aux frontières pour inciter les agriculteurs à recourir aux engrais organiques plutôt qu'aux engrais de synthèse. Le paquet « Fit-for-55 » s'inscrit dans cette approche systémique en encourageant les rapprochements entre les différentes stratégies et réglementations, comme la PAC, la stratégie sur les sols, la certification de la séquestration carbone dans les sols, la taxonomie, etc. Tous ces textes concourent à aller dans le même sens si on les fait dialoguer entre eux.
AE : Et quelle serait l'étape d'après ?
EB : Il serait bien de réaliser des simulations théoriques et des tests sur le terrain pour partager les propositions et rassurer tout le monde, être dans une démarche de gagnant-gagnant. Plutôt que d'attendre la mise en œuvre de la prochaine PAC en 2023, mieux vaut discuter, co-construire, tester ensemble et apprendre les uns des autres : avec des associations, les conseillers des chambres d'agriculture, des coopératives, des entreprises de l'agro-alimentaire, etc. Cette année 2022 pourrait permettre ces échanges et simulations. Ce serait utile pour accroître la confiance entre tous, inventer de nouveaux modèles économiques plus durables.