"L'Amérique du Nord prend la tête du changement de l'équilibre énergétique mondial", estime l'Agence internationale de l'énergie (AIE), à l'occasion de la publication des perspectives énergétiques mondiales 2012, le fameux World Energy Outlook (WEO).
Considérant que "la carte énergétique mondiale est en pleine évolution", l'Agence juge que "la résurgence de la production pétrolière et gazière aux États‐Unis" est le facteur clé de cette transformation à laquelle "l'abandon du nucléaire dans certains pays [et] la croissance rapide et continue de l'utilisation des technologies solaires et éoliennes" participent dans une moindre mesure.
Si les pays de l'OCDE ont entrepris "un virage très net visant à se détourner du pétrole et du charbon (et, dans certains pays, du nucléaire) au profit du gaz naturel et des énergies renouvelables", la route vers la décarbonisation de l'énergie reste longue. "Les combustibles fossiles conservent une position dominante dans le mix énergétique mondial", constate l'AIE qui dénonce, une fois de plus, "des subventions s'élevant à 523 milliards de dollars en 2011 – six fois plus que les subventions destinées aux énergies renouvelables –, en augmentation de près de 30% par rapport à 2010".
Pour l'AIE, la hausse constatée ces dernières années des productions pétrolière et gazière des Etats-Unis, "résultat des technologies permettant l'exploitation des ressources en huile et en gaz de schiste", est bienvenue. Elle "stimule l'activité économique – avec une baisse des prix du gaz et de l'électricité qui permet à l'industrie de gagner en compétitivité – et modifie en profondeur le rôle de l'Amérique du Nord en matière de commerce énergétique mondial".
Les perspectives avancées par l'AIE semblent alléchantes puisque le graal de l'indépendance énergétique des Etats-Unis serait à portée de main. Promise, planifiée et annoncée par toutes les Administrations successives depuis fin 1973 et le Project Independence du républicain Jimmy Carter, la quête a jusqu'à maintenant échoué.
"On prévoit que d'ici aux alentours de l'année 2020, les Etats‐Unis deviendront le plus gros producteur de pétrole mondial (dépassant l'Arabie Saoudite jusqu'au milieu des années 2020)", avance l'AIE, considérant que grâce aux mesures d'économie de carburant dans les transports, "il en résulte une chute régulière des importations pétrolières des Etats‐Unis, à tel point que l'Amérique du Nord devient exportatrice nette autour de 2030". L'avenir dira si cette prédiction se réalisera ou rejoindra les nombreuses promesses non tenues formulées depuis une quarantaine d'années.
Il s'agirait là d'"un renversement spectaculaire de la tendance observée dans la majorité des autres pays importateurs d'énergie", s'enthousiasme l'Agence.
L'Europe n'en profitera pas
Alors que les Etats-Unis importent actuellement 20% de leurs besoins énergétiques, leur indépendance annoncée rendrait disponible des ressources pour ses partenaires économiques. L'Europe en bénéficiera-t-elle ? Pas forcément autant qu'elle pourrait l'espérer, répond l'AIE qui rappelle qu'"aucun pays ne peut se targuer d'être une « île » énergétique, et les interactions entre combustibles, marchés et prix s'intensifient".
Concernant le pétrole, les ressources actuellement importées par les Etats-Unis ne devraient pas être réorientées au profit de l'Europe. Selon l'AIE, la baisse à venir des importations pétrolières américaines "accélère le mouvement du commerce pétrolier international vers l'Asie".
Par contre, l'Europe pourrait tirer profit du… charbon nord américain ! "Actuellement par exemple, les prix modérés du gaz naturel entraînent une réduction de la consommation de charbon aux États‐Unis, qui peuvent donc exporter leur production excédentaire vers l'Europe, où le charbon a détrôné le gaz plus onéreux", analysent les économistes de l'Agence. Il est clair que si un tel scénario se prolongeait, les ambitions de l'Union européenne en matière de lutte contre les changements climatiques seraient sérieusement remises en cause…
L'âge d'or du gaz
A lire le WEO 2012, on comprend bien que le gaz est au cœur des nouveaux enjeux énergétiques. L'AIE, comme de nombreux experts en énergie, juge que "le gaz naturel est le seul combustible fossile pour lequel la demande mondiale augmente quel que soit le scénario envisagé".
La bataille fait donc rage entre les différentes puissances économiques. La Chine, l'Inde et le Moyen‐Orient ? Ils connaissent "une croissance soutenue de la demande [grâce au] soutien actif des autorités et les réformes réglementaires entraînent la consommation chinoise à la hausse". Les Etats-Unis ? L'exploitation du gaz de schiste a permis "des prix modérés et un approvisionnement abondant" et l'Agence prédit qu'"autour de 2030" le gaz sera le combustible numéro un du mix énergétique.
Quant à l'Europe, elle "nécessite pour sa part près de dix ans pour recouvrer son niveau de demande en gaz de 2010". A moins qu'elle prenne part à l'âge d'or du gaz qui a les faveurs de l'AIE depuis un an. En conséquence, le recours au gaz non conventionnel serait maintenant incontournable : il "compte pour près de la moitié de l'augmentation de la production de gaz mondiale d'ici 2035". Une remarque qui renvoie directement à la stratégie européenne qui fait du gaz l'énergie idéale pour la transition énergétique.
Le jeu en vaut la chandelle
Et d'enfoncer le clou : "en dopant et en diversifiant les sources d'approvisionnement, en tempérant la demande d'importations (…) et en encourageant l'émergence de nouveaux pays exportateurs (…), le gaz non conventionnel peut accélérer le mouvement vers une diversification des flux commerciaux, mettant sous pression les fournisseurs de gaz conventionnel et les mécanismes traditionnels de fixation du prix du gaz liés au pétrole". Une remarque qui s'adresse indirectement à l'Union européenne qui dépend en grande partie de la Russie et subit directement les prix élevés des contrats d'approvisionnement à long terme indexés sur le prix du pétrole.
Fatih Birol, l'économiste en chef de l'AIE, s'est d'ailleurs chargé en personne d'expliciter le message de l'AIE dans une interview accordée au Monde. "Je crois qu'il est possible d'exploiter proprement le gaz de schiste à condition de fixer un cadre réglementaire très strict aux industriels qui devront faire des investissements technologiques importants", a-t-il indiqué, estimant que "le jeu en vaut la chandelle, car les bénéfices à tirer de cette ressource peuvent être très élevés". Quant à l'interdiction de la fracturation hydraulique en France, elle ne le satisfait pas. "Je respecte la décision du gouvernement français", prend-il soin d'indiquer avant d'expliquer qu'"il faut [cependant] en mesurer les conséquences. La France réduit la part du nucléaire, interdit le gaz de schiste et vise à limiter plus fortement ses émissions de CO2. Ces trois éléments sont-ils compatibles ? Je n'en suis pas sûr".