La lettre de saisine date du 26 novembre 2018. Trois directions des ministères du Travail, de la Santé et de l'Agriculture ont demandé à l'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) de réaliser une expertise préalable à la création d'un tableau de maladie professionnelle pour plusieurs cancers (ovaires, larynx, pharynx, estomac, colorectaux) résultant d'une exposition professionnelle à l'amiante. Commandée pour le dernier trimestre 2019, cette expertise n'a finalement été remise qu'en janvier 2022 et rendue publique lundi 19 septembre.
Le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) a classé l'amiante en tant que substance cancérogène avérée pour le poumon et la plèvre depuis les années 1970. En 2012, il indiquait que des preuves suffisantes étaient disponibles pour démontrer le lien causal entre l'exposition à la fibre tueuse et les cancers du larynx et des ovaires. Au même moment, cette agence rattachée à l'Organisation mondiale de la santé (OMS) considérait les cancers du pharynx, de l'estomac, ainsi que les cancers colorectaux, comme « possiblement liés » à une exposition à l'amiante.
Malgré le périmètre de la saisine, l'Anses a limité son expertise aux seuls cancers des ovaires et du larynx, invoquant une priorisation rendue nécessaire par ses ressources et le calendrier. Elle indique avoir donné la priorité aux cancers pour lesquels le lien causal était avéré. Pour écarter les autres, elle relève que « les données publiées à ce jour ne permettent pas de se prononcer sur la possibilité ou l'absence d'une association entre l'exposition à l'amiante par ingestion (…) et la survenue de cancers digestifs tels que les cancers de l'estomac et colorectaux ». Quant au cancer du pharynx, elle estime que le niveau de preuve sur l'existence d'une relation causale est « insuffisant au regard de l'évaluation menée par le Circ en 2012 ».
Conclusions sans équivoque
Les conclusions de l'Anses relatives aux cancers des ovaires et du larynx sont, en revanche, sans équivoque. Selon son expertise, menée conformément au guide méthodologique publié en octobre 2020, l'Agence constate une sous-déclaration et une sous-reconnaissance de ces deux pathologies professionnelles. Seules six demandes de reconnaissance en maladie professionnelle ont été déposées pour le cancer de l'ovaire et 130 pour le cancer du larynx durant la période allant de 2010 à 2020. « L'amiante étant couramment associé aux cancers des poumons et de la plèvre, ni les médecins ni les malades ne font le lien avec d'autres cancers », explique Alexandra Papadopoulos, coordinatrice de l'expertise à l'Anses.
La balle est maintenant dans le camp des ministères du Travail et de l'Agriculture, puisque l'Anses préconise de créer les tableaux tant dans le régime général que dans le régime agricole, après consultation des commissions de maladies professionnelles au sein desquelles siègent les partenaires sociaux. Une résolution du Parlement européen en date du 20 octobre 2021 recommande la prise en compte de ces deux cancers en lien avec l'exposition à l'amiante en tant que maladies professionnelles (MP), appuie l'expertise.
Mais encore faut-il que le gouvernement donne une suite rapide à cette préconisation. « Rappelons, en effet, que pour le cancer du rein consécutif à une exposition au trichloréthylène, le gouvernement avait mis quatre longues années à publier le tableau de MP, privant d'autant les victimes et leur famille d'indemnisation ! » rappelle l'Association des accidentés de la vie (FNATH), qui réclame une publication sans délai des tableaux. Si l'on devait attendre le même laps de temps, ce ne sont pas moins de quatorze années qui se seront écoulées entre la démonstration du lien causal par le Circ et cette publication.
Les expositions des femmes mal connues
Cette création est d'autant plus urgente que de nombreux secteurs professionnels restent exposés à l'amiante malgré son interdiction en 1997, qui a réduit l'exposition liée à sa fabrication et à son utilisation. Actuellement, le secteur le plus à risque est celui du BTP à travers les activités de retrait et d'intervention sur des matériaux contenant cette fibre. Mais d'autres secteurs sont aussi concernés : élimination des déchets, transport, secteur agricole ou activités effectuées dans un environnement contaminé (administration, enseignement, etc.).
« Si l'état des lieux a permis d'identifier des secteurs d'activité, professions et travaux exposant à l'amiante, il manque encore des données pour caractériser les expositions professionnelles, en particulier celles des femmes », soulignent toutefois les experts. « L'exposition professionnelle des femmes à l'amiante concerne en particulier la fabrication de textiles non inflammables. Certains secteurs les exposent aussi à l'amiante de façon indirecte, tels que le secteur de la santé, dans lequel les femmes sont surreprésentées », explique l'Anses.
L'Agence recommande, de manière plus générale, d'améliorer « l'information et l'accompagnement humain, sanitaire et administratif » des travailleurs exposés à l'amiante et de leurs ayants droits. Les auteurs de l'expertise recommandent en particulier un accompagnement dans les démarches informatisées. « Celles-ci peuvent être complexes ou inaccessibles, notamment pour des personnes âgées ou en situation socioéconomique précaire », pointent-ils. Autre recommandation des experts : communiquer une information sur l'ensemble des possibilités de réparation des maladies liées à l'amiante, non seulement la reconnaissance en maladie professionnelle mais aussi le recours au Fond d'indemnisation des victimes de l'amiante (Fiva), la procédure en faute inexcusable ou encore la cessation anticipée d'activité.