
Président de l'Institut National de Recherches Archéologiques Préventives (INRAP)
Jean-Pierre Demoule : Où que ce soit en France, si on fait un trou de 4 hectares de surface, on est sûr de trouver quelque chose. Le nombre de sites archéologiques y est estimé à plusieurs millions. Quant aux nouveaux espaces aménagés, il y en aurait 60.000 hectares/an, mais il n'existe aucune statistique totalement fiable là-dessus. Sur une autoroute ou une ligne de TGV, on trouve aujourd'hui en moyenne un site par kilomètre. Mais tous ces sites ont été détruits lors des premiers aménagements de ce type (autoroutes de Lille à Nice, TGV Paris-Lyon, etc.). Jusqu'aux années 90, rien n'a été fait.
AE : Comment expliquez-vous l'intérêt récent pour le patrimoine archéologique français ?
JPD : Aujourd'hui, la France compte 3.000 archéologues, contre 600 au début des années 70. Pendant les Trente Glorieuses, il n'y a pas eu d'archéologie préventive alors que la France était proportionnellement plus riche qu'aujourd'hui. Nous avons pris un retard considérable par rapport à des pays comme le Royaume-Uni, le Canada, la Suède ou le Japon. Dans les années 70, le rapport de force a changé avec les aménageurs : ils ont accepté de payer des fouilles archéologiques pour se prémunir d'une infraction au Code Pénal qui dit que nul n'a le droit de détruire un site archéologique et que quiconque en découvre un se doit de le déclarer. Dans un monde que beaucoup trouvent devenir de plus en plus fou, ce revirement coïncide avec le besoin de se retrouver dans une histoire, d'acquérir des connaissances qui donnent des repères, du sens. Quand on parle des OGM, par exemple, il est intéressant de savoir que la première manipulation du vivant date du Néolithique (9.000 ans avt JC), avec la domestication des animaux et la sélection des plantes ; qu'elle a engendré le contrôle de l'alimentation et le boom démographique que nous observons aujourd'hui.
AE : En quoi le patrimoine archéologique est-il porteur de sens ?
JPD : L'archéologie préventive, c'est la conciliation entre le développement économique et social, la conservation du patrimoine et la recherche scientifique. C'est évidemment un équilibre fragile, sans règle ; une relation entre les possibilités économiques d'une société, la demande sociale et le niveau scientifique. À travers la reconstitution des sociétés du passé, l'archéologie participe au rapport que la société actuelle entretient avec son histoire. Ce qui passe non pas par la recherche à la Indiana Jones de l'objet rare voué à être magnifié dans un musée, comme le buste de Jules César extrait du Rhône qu'a salué la ministre de la Culture. Mais par la découverte de pollens, de plantes, de coquillages microscopiques qui montrent si le paysage était ouvert ou cerné de forêt, de bouts d'os, de poteries, etc. Toutes ces choses curieuses reconstituées au fil des ans sur un million d'années n'ont rien de spectaculaire, mais elles apportent des réponses aux interrogations : Que mangeaient-ils ? Connaissaient-ils la traction animale ? Venaient-ils de là ou d'ailleurs ? Prenez la Champagne pouilleuse. À l'époque de la Gaule, elle a été très peuplée, puis surexploitée et abandonnée. Aujourd'hui, elle est le siège d'agriculture intensive et de sites de stockage de déchets nucléaires.
AE : Depuis 2002, les aménageurs ont obligation de faire diagnostiquer les sites avant l'implantation d'un nouveau projet. Selon quel mécanisme ?
JPD : Tout projet d'aménagement du territoire passe entre les mains d'un des 150 agents publics des services archéologiques des Directions Régionales des Affaires Culturelles (DRAC) : tracé linéaire (gazoducs, oléoducs, autoroutes, LGV, canaux) ou aménagement de surface (zones industrielles, lotissements, etc.). Selon la nature du projet, il est décidé d'y mener un diagnostic archéologique (sondages et études d'archive) et des fouilles archéologiques. Ces travaux sont réalisés par des agents publics de l'Institut National de Recherches Archéologiques Préventives (INRAP), créé en février 2002 sous la tutelle des ministères de la Culture et de la Recherche, en application de la loi du 17 janvier 2001. Sur 15 % des surfaces étudiées par les agents des services archéo des DRAC, le ministère de la Culture décide d'un diagnostic archéologique. Dans 20 % de ces espaces diagnostiqués, l'INRAP réalise vraiment des fouilles, soit sur 2 % des surfaces aménagées. L'archéologie préventive, ce n'est pas le gendarme de l'aménagement ! Les gros aménageurs le savent bien, eux qui font valoir ces recherches comme le respect de valeurs éthiques et patrimoniales. Quant aux carriers, ils ont intégré les contraintes environnementales, dont la contrainte archéologie.
AE : En quoi la loi de Finances 2009 vient-elle fragiliser ce mécanisme récent ?
JPD : L'INRAP dispose d'un budget de 160 M€/an, soit 1 à 2‰ du budget du BTP ou 2 à 3 €/an/français. En comparaison, cela ne correspond ''qu'à'' 1,5 avion de chasse sans ses armes. Ce budget repose uniquement sur le financement des aménageurs : la Redevance d'Archéologie Préventive (RAP). Les diagnostics sont financés par la RAP et les fouilles par le Fonds National d'Archéologie Préventive (FNAP) - alimenté par la RAP -, exceptées celles des gros aménageurs financées sur fonds propres. Dire que l'archéologie préventive est un obstacle au développement économique, n'est pas vrai. Le coût des recherches équivaut à 1 % du coût d'une autoroute ou d'une ligne TGV ! Mais cette RAP a été sous-dimensionnée : alors qu'elle devrait rapporter 100 M€/an, elle en rapporte péniblement 50 M€. Lors de l'adoption de la Loi de Finances 2009, nous avons essayé de la faire augmenter. Résultat ? Pas vraiment d'augmentation, mais désormais, l'archéologie préventive est soumise à des délais. Les services archéo des DRAC ont trois semaines pour étudier un dossier et dire si un diagnostic archéologique s'impose. Et à l'issue du diagnostic, s'il est décidé de fouilles, celles-ci devront s'arrêter au bout de six mois (renouvelable une fois), ce qui est en parfaite contradiction avec le Code Pénal ! Et le ministère des Finances a décidé de plafonner le personnel de l'INRAP à 2.000 agents publics, alors que les crédits existent pour en engager plus. C'est du dogmatisme!
AE : Quelle est la plus grande cause de destruction du patrimoine archéologique ?
JPD : Il s'agit sans aucun doute de l'agriculture. Les engins émiettent les sites et même les murs… Là dessus, il n'y a aucune législation, ni en France ni ailleurs. Dans le décret de 2002 sur l'archéologie, les arrachages de vigne et le sous-solage à un mètre de la surface étaient soumis à des diagnostics préalables. Mais cela a été abandonné. Et dès 2003 a été introduite la notion de concurrence non pas pour les diagnostics qui demeurent monopole public (INRAP, collectivités locales) mais pour les fouilles ; le chantier restant contrôlé par les agents des services archéo des DRAC. Dans les faits, il n'a pas été constaté une baisse du coût de la prestation, mais des signes de dérives, comme aux Etats-Unis et en Italie qui pratiquent depuis longtemps cette mise en concurrence. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, cette demande n'est pas venue d'aménageurs cherchant une entreprise capable de vidanger leur terrain au plus vite et au meilleur rapport qualité prix. Elle émane d'élus locaux. Or, le but de l'archéologie n'est pas de vidanger le terrain, mais de produire de la connaissance. Il y a eu là un détournement de cette notion de concurrence à des fins purement idéologiques.
AE : Quel lien observez vous entre recherche archéologique et protection de l'environnement ?
JPD : L'environnement et l'archéologie convergent du point de vue politique et juridique vers la question de la ressource. L'environnement, on peut le restaurer, le réhabiliter, réintroduire des espèces végétales ou animales, etc. tandis que la destruction d'un site archéologique, c'est irrémédiable. Le site préhistorique de 200.000 ans situé sur la commune de Biache Saint Vaast (Pas de Calais) a été sacrifié au nom de l'emploi pour une industrie métallurgique qui vient de fermer après 30 ans d'exploitation… Quand on pointe du doigt ces incohérences dans le temps, on nous dit : « Vous voulez privilégier les morts sur les vivants ». Mais en fait, ce sont les vivants de maintenant qui s'arrogent le droit de décider de ce qui va rester à tous les vivants futurs.