Robots
Cookies

Préférences Cookies

Nous utilisons des cookies sur notre site. Certains sont essentiels, d'autres nous aident à améliorer le service rendu.
En savoir plus  ›
Actu-Environnement

L'atteinte « suffisamment caractérisée » aux espèces protégées : premières illustrations jurisprudentielles

Quelques semaines après l'avis du Conseil d'État du 9 décembre 2022 précisant les modalités de soumission à la dérogation « espèces protégées », plusieurs décisions jurisprudentielles illustrant la mise en œuvre de cette méthodologie ont été publiées.

DROIT  |  Étude  |  Biodiversité  |  
Droit de l'Environnement N°318
Cet article a été publié dans Droit de l'Environnement N°318
[ Acheter ce numéro - S'abonner à la revue - Mon espace abonné ]
   
L'atteinte « suffisamment caractérisée » aux espèces protégées : premières illustrations jurisprudentielles
Sébastien Bécue
Avocat au Barreau de Lyon, Green Law Avocats
   

1. Les éléments de caractérisation de l'atteinte aux espèces protégées justifiant le dépôt d'une demande de dérogation.

Seront ici présentés la méthodologie officielle issue de l'avis du Conseil d'État (1.1) puis les éléments d'interprétation qui ressortent de la lecture des conclusions de son rapporteur public (1.2).

1.1 La méthodologie officielle issue de l'avis du Conseil d'État

Si une présence d'espèces ou d'habitats protégés est détectée sur le site d'implantation du projet lors des prospections écologiques, le pétitionnaire doit approfondir son analyse sur l'impact du projet, et proposer des mesures d'évitement et de réduction de manière à réduire au mieux le risque. À partir de ces éléments, l'autorité préfectorale, sur proposition de l'inspection et sous le contrôle du juge administratif, décide si une dérogation est nécessaire. Une dérogation est nécessaire si l'atteinte aux espèces est suffisamment caractérisée. Étant précisé que le juge ne peut tenir compte de « l'état de conservation » des espèces considérées, mais qu'il peut en revanche tenir compte des mesures d'évitement et de réduction, à condition que ces mesures présentent des garanties d'effectivité suffisantes.

On note un parallèle possible avec le système de l'examen au cas par cas de l'étude d'impact, et l'intégration d'une proportionnalité : en présence d'espèces protégées, le pétitionnaire approfondit le volet faune-flore de son étude d'impact pour analyser les risques, espèce par espèce, habitat par habitat. Puis les services préfectoraux prennent une décision – non formalisée contrairement à l'examen au cas par cas – sur la nécessité de soumettre à dérogation.

Si la méthode est enfin fixée, le flou reste important pour les différents intervenants – pétitionnaire, bureau d'études écologiques, inspection de l'environnement, autorité environnementale, autorité préfectorale : quels sont les éléments à prendre en compte pour caractériser l'existence d'un risque ? Et à partir de quel seuil, en pratique, une atteinte doit-elle être jugée comme suffisamment caractérisée ?

La prise en compte de l'état de conservation de l'espèce avait été interdite par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) ; ce qui était compréhensible, au sens où l'état favorable de conservation d'une espèce ne peut constituer une justification pour la destruction de nombreux spécimens de cette espèce. Pour autant, la Cour n'a jamais jugé qu'une dérogation était nécessaire dès lors que l'atteinte s'appliquait à un nombre réduit de spécimens.

La lecture des conclusions du rapporteur public du Conseil d'État, récemment publiées, apporte des éléments de réflexion.

1.2 Les éléments de réflexion issus des conclusions du rapporteur public

D'emblée, notons que la démarche consacrée par le Conseil d'État accorde – c'était déjà le cas auparavant en pratique – une importance cruciale au travail réalisé par le bureau d'études en charge du volet faune-flore de l'étude d'impact.

Dans ses conclusions, le rapporteur public rappelle sur ce point l'existence de deux garde-fous. D'une part, l'autorité environnementale, appelée à se prononcer sur l'étude d'impact lors de la procédure d'instruction et qui peut, dans ce cadre, se prononcer sur la nécessité d'une demande de dérogation. Sans pour autant que sa recommandation, qui doit être étayée et qui fait l'objet d'une réponse du pétitionnaire, ne lie l'autorité préfectorale. On peut y ajouter l'éventuelle contribution d'associations lors de l'enquête publique, de plus en plus courante, et qui peut faire émerger des sensibilités omises dans l'état initial. D'autre part, les suivis environnementaux, prescrits par les arrêtés ministériels ou dans l'autorisation délivrée, qui peuvent conduire l'autorité préfectorale à ajuster les prescriptions voire, dans des cas graves qui seraient jugés non régularisables, à abroger l'autorisation délivrée.

Le rapporteur public proposait un système d'appréciation, non retenu par le Conseil d'État dans son avis, qui distinguait :

-      Les projets ou activités soumis « automatiquement » à dérogation : les destructions intentionnelles (la chasse par exemple), ainsi que les « projets planifiant, alors même qu'il ne s'agit pas du but recherché mais d'un effet collatéral, soit la destruction (…) [de] sites de reproduction ou aires de repos des espèces protégées (…), soit la destruction certaine de spécimens déterminés d'animaux présents sur une zone considérée » ;

-      Les projets devant faire l'objet d'une analyse au cas par cas : ceux dans le cadre desquels la destruction « constitue un événement à la fois non voulu et soumis à un aléa ». Pour ces projets, « les déterminants et, in fine, le degré de probabilité » d'occurrence doivent être évalués, et l'évaluation réalisée doit permettre de « reléguer [le risque d'occurrence] au rang d'évènement accidentel ».

En ce qui concerne l'appréciation en elle-même, le rapporteur public indiquait qu'il lui semblait possible, sans tenir compte de l'état de conservation des espèces à proprement parler, « de laisser une place dans l'analyse à une mise en perspective, qui tient du bon sens, quant aux ordres de grandeurs du nombre de spécimens que compte l'espèce, à ses capacités autorégénératives et au caractère inhabituel du danger que constitue pour elle le projet considéré », en différenciant par exemple la destruction accidentelle de quelques scarabées de celle de rapaces protégés.

Si le rapporteur public n'a pas été entièrement suivi dès lors que sa proposition de différenciation des atteintes intentionnelles et non intentionnelles n'a pas été retenue, il semblerait toutefois, à la lecture des récentes décisions ci-après commentées, que le ton général de son analyse soit partagé par les juges du fond.

2. Les premières illustrations jurisprudentielles

Seront ici présentées quatre décisions appliquant l'avis du Conseil d'État : deux décisions de non-soumission de projets éoliens à dérogation (2.1) et deux décisions de soumission de projets d'aménagement à dérogation (2.2).

2.1 Des projets éoliens exonérés de dérogation

Par deux décisions, la cour administrative d'appel de Lyon a rejeté les demandes d'associations sollicitant la soumission de parcs éoliens à dérogation, dans les deux cas en allant à l'encontre du sens des conclusions de son rapporteur public.

Le premier parc jugé est déjà en exploitation, particularité qui a des conséquences probatoires : les associations ont justifié leur action par des cas de mortalité avérés de spécimens de chiroptères et d'oiseaux, et les suivis environnementaux constatant ces cas ont été versés dans le dossier d'instruction, sur demande des juges. Conformément à la méthodologie préconisée par le juge, la cour a tenu compte de ces cas de mortalité mais aussi des mesures de bridage mises en œuvre par l'exploitant, qui ont fait l'objet de rapports de fonctionnement également versés à la procédure : d'une part, en ce qui concerne le milan royal, un bridage dynamique arrêtant le parc à l'approche des oiseaux et, d'autre part, s'agissant des chiroptères, une mesure d'arrêt du parc permettant de couvrir plus de 80 % de l'activité des différentes populations contactées sur le site.

Selon la cour, ces mesures permettent (1) « de réduire notablement, bien que pas complètement, le danger de collision et de destruction d'oiseaux ou de mammifères protégés présents dans le secteur d'implantation du site, surtout aux périodes de l'année les plus sensibles pour eux (migration/reproduction) ».

La cour a conclu à l'identique dans le cadre d'un arrêt rendu quelques jours après le premier, à propos cette fois d'un parc qui n'est encore qu'à l'état de plans. Saisi en première instance, le tribunal administratif de Dijon avait caractérisé un risque d'atteinte suffisant pour qu'il ait considéré nécessaire de surseoir à statuer le temps de la régularisation du vice par l'adjonction à l'autorisation attaquée de prescriptions techniques complémentaires. Dans un arrêt d'appel à la motivation assez lapidaire, la cour a jugé (2) que les prescriptions complémentaires prévues dans l'arrêté préfectoral de régularisation, « consistant en la mise en place d'un dispositif anticollision, avec vérification de son efficacité et mesures de bridage en cas de mortalité d'un individu d'une espèce d'oiseau à fort niveau de sensibilité à l'éolien, ainsi qu'une étude comportementale et un suivi comportemental » permettaient de rejeter la demande de soumission à dérogation.

2.2 Des projets d'aménagement soumis à dérogation

À l'inverse, deux décisions rendues à propos de projets d'aménagement en zone sensible concluent à la nécessité d'une dérogation pour leur mise en œuvre.

Le tribunal administratif de Grenoble a jugé (3) que l'aménagement d'une zone d'activité portait une atteinte suffisamment caractérisée, et ce malgré le fait que le bureau d'études ait conclu, après mise en œuvre de diverses mesures, que le pétitionnaire qualifiait de réduction, « à l'absence d'impact résiduel significatif » pour les espèces. Le tribunal a écarté la prise en compte de ces mesures dans son appréciation, après les avoir requalifiées en mesures de compensation, dès lors qu'elles n'empêchaient pas l'atteinte aux habitats directement impactés par l'artificialisation du site nécessaire à son aménagement, mais proposaient, en réalité, une reconstitution des habitats détruits.

Deux jours après, la cour administrative d'appel de Bordeaux s'est prononcée sur l'autorisation de renouvellement et d'extension d'un projet de carrière. L'étude d'impact concluait à la présence certaine d' « habitats présentant des enjeux qualifiés de faibles » et au recensement de « 150 espèces végétales et 119 espèces faunistiques, dont 71 espèces d'oiseaux », tout en précisant que les espaces concernés par l'extension étaient « déjà très anthropisés », principalement « par des cultures ».

L'étude d'impact proposait un grand nombre de mesures relativement classiques de réduction des impacts en phase de chantier (réalisation des travaux en dehors des périodes sensibles, évitement de taxons de flore protégée…), et de compensation par recréation d'un milieu favorable, indiquait ensuite que la plupart des espèces concernées trouveront des habitats de substitution à proximité ; tout en constatant néanmoins la persistance de deux risques résiduels. Ce sont ces risques que les juges bordelais ont considérés comme permettant de caractériser l'atteinte justifiant le dépôt d'une demande de dérogation : « un risque de destruction d'espèces à enjeu par les engins de chantiers » (lézards, amphibiens, oiseaux nicheurs) et le fait que le changement d'occupation du sol pouvait être néfaste pour certaines espèces. La mesure de réduction proposée pour ces impacts qui consistait en la mise en œuvre des travaux en période automnale ou hivernale pour limiter le dérangement, a été jugée (4) comme « ne permet[tant] pas de diminuer le risque pour les espèces, et notamment pendant la période d'hibernation des reptiles, au point qu'il apparaisse comme n'étant pas suffisamment caractérisé ».

***

Si la cour administrative d'appel de Lyon est suivie par les autres juridictions du fond, alors il semblerait que les parcs éoliens dotés de bridages dont l'efficacité est quantifiée puissent éviter la soumission à dérogation. L'expression « réduire notablement, bien que pas complètement » utilisée par la cour réintroduit une proportionnalité déterminante s'agissant d'installations pour lesquelles un risque de mortalité en exploitation ne peut être totalement écarté, mais réduit – pour reprendre la proposition du rapporteur public du Conseil d'État – à un niveau accidentel, par l'arrêt de l'exploitation du parc aux périodes sensibles. Les deux autres arrêts présentés semblent au contraire montrer que l'avis du Conseil d'État ne devrait pas avoir de répercussions fondamentales sur la situation des projets d'aménagement en zones sensibles, qui devraient toujours être soumis à dérogation. Sur ce point, on note une contradiction avec l'objectif urbanistique de mobilisation des friches en alternative à l'artificialisation des sols qui pourrait encore perdurer. On semble ainsi retrouver dans ces premières illustrations jurisprudentielles la dichotomie proposée par le rapporteur public du Conseil d'État entre, d'une part, les projets pour lesquels la destruction est certaine, et ceux, d'autre part, pour lesquels la destruction est possible mais aléatoire, et réduite à un niveau accidentel.

1. CAA Lyon, 15 déc. 2022, n°21LY004072. CAA Lyon, 20 déc. 2022, n°20LY007533. TA Grenoble, 20 déc. 2022, n°20027454. CAA Bordeaux, 22 déc. 2022, n°20BX03058

RéactionsAucune réaction à cet article

Réagissez ou posez une question

Les réactions aux articles sont réservées aux lecteurs :
- titulaires d'un abonnement (Abonnez-vous)
- inscrits à la newsletter (Inscrivez-vous)
1500 caractères maximum
Je veux retrouver mon mot de passe
Tous les champs sont obligatoires

Partager

Votre conseil juridique en matière de biodiversité et d'espèces protégées Cabinet Valentin Renoux - Avocat