Géographe spécialiste de l’environnement et des catastrophes naturelles, experte au Haut conseil pour le climat
Actu-Environnement : Ces derniers mois ont été rythmés par des catastrophes naturelles significatives. Inondations à répétition dans le Sud-Est, tempête ayant isolé Ajaccio pendant plusieurs jours, méga feux en Australie qui entraînent le déplacement de milliers de personnes... Que disent ces événements sur nos organisations ?
Magali Reghezza : On peut tirer au moins trois enseignements de ces crises. On remarque d'abord la très grande vulnérabilité de nos sociétés, qui ne s'est paradoxalement pas réduite malgré tous les guides d'action et les injonctions à la prévention et à la résilience, y compris au niveau international. Les dégâts et les perturbations s'expliquent en partie par l'intensité des processus physiques, mais ils sont aussi liés à d'autres facteurs : occupation des zones à risques sans prise en compte du danger, dépendance à des réseaux ou des services dont l'interruption a des conséquences en chaîne, impréparation des sociétés et des personnes, mauvaise anticipation, etc. Chaque cas est différent et les causes de la vulnérabilité varient d'une situation à l'autre ; mais cette vulnérabilité est une constante.
Ensuite, on observe que si chaque événement, pris isolément, ne peut être attribué avec certitude au changement climatique global, la tendance confirme les prédictions du GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat). Certains phénomènes s'intensifient, d'autres se décalent dans l'année, d'autres augmentent en fréquence. Le changement climatique vient fragiliser ou aggraver des situations locales qui étaient déjà très compliquées.
Enfin, on commence à voir les limites des doctrines de gestion de crise, voire de prévention, pour un certain nombre de risques. Ces doctrines ne sont plus, ou plus totalement, adaptées aux menaces et à l'évolution des sociétés. Les dynamiques démographiques, économiques, sociales, l'urbanisation, la littoralisation, etc., ont transformé nos sociétés et nous demandent de réfléchir collectivement à la manière d'assurer, de façon juste et efficace, la sécurité des personnes, des biens et, de plus en plus, des milieux naturels dans lesquels nous vivons et dont nous dépendons.
AE : L'adaptation est un des volets d'action prônés à l'échelle internationale. Mais le temps de la mise en œuvre des solutions paraît long quand les besoins semblent immédiats. Va-t-on vers un temps de réaction plutôt que d'action ?
MR : Il ne s'agit pas d'opposer les solutions, mais au contraire de les articuler pour qu'elles se renforcent. La réaction est parfois la seule option possible. Mais même une réaction peut se construire dans le temps, à partir du moment où on anticipe, où on se prépare, où on tire des leçons des expériences passées. D'improvisée, la réponse réactive devient planifiée, pensée, préparée. Surtout, on peut associer ces ajustements au coup par coup, à des réponses de moyen et long termes. On passe alors de l'ajustement ponctuel à l'adaptation qu'on appelle incrémentale (pas à pas), puis à l'adaptation transformationnelle, qui conduit à des changements structurels majeurs. Le problème de l'adaptation est celui de son coût, ou plutôt du partage de ses coûts, qu'ils soient sociaux, financiers, technologiques, environnementaux, politiques. Il y a des perdants et des gagnants au sein d'une même génération et entre les générations.
Le changement climatique global pose le problème de son rythme. Les sociétés humaines ont connu, par le passé, des changements environnementaux, parfois importants, mais sur des durées bien plus longues. L'adaptation est d'autant plus dure à supporter pour les sociétés, et plus encore, pour les individus les plus fragiles, qu'elle est brutale et que l'inaction des décennies précédentes demande de faire des efforts toujours plus importants, plus brutaux, et donc plus coûteux. À supposer que l'on s'accorde sur les finalités, l'adaptation ne peut pas s'obtenir sans une réflexion sur la justice des mesures prises, sauf à stigmatiser ceux et celles qui n'ont pas les moyens de s'adapter. L'adaptation est d'abord une question de choix : politiques, collectifs, individuels.
AE : Comment se préparer à ces épisodes parfois imprévisibles dans leur survenue ou leur intensité ?
MR : L'amélioration constante des systèmes de prévisions et d'alerte permet souvent d'anticiper la survenue des crises. Encore faut-il que les organisations soient préparées : cela va des secours et des forces de sécurité, aux individus et groupes sociaux, en passant par les autorités, les entreprises, les médias, etc. Il ne suffit pas de diffuser les mesures de sauvegarde pour qu'elles soient appliquées ; il ne suffit pas de connaître les « bons comportements » pour les mettre en pratique. Et même si c'était le cas, certaines menaces restent dans le domaine de l'imprévisible, ne serait-ce que parce qu'on ne les connaît pas : ce sont les fameuses « inconnues inconnues ». Cela ne signifie pas que l'on soit condamné à subir : il est possible de se préparer et de réfléchir, collectivement, aux mesures que nous voulons mettre en œuvre, à l'arbitrage entre liberté et équité, au partage des coûts et à la responsabilité de chacun. Un des enjeux majeurs est celui de la solidarité, qu'elle soit locale, nationale ou mondiale.
AE : Comment les sociétés ou leurs responsables peuvent-ils s'organiser pour minimiser les impacts ? Comment être plus résilient ?
MR : Sur le court terme, il est nécessaire de préparer les organisations à la gestion de crises qui vont devenir de plus en plus complexes et de moins en moins maîtrisables. Il est aussi indispensable de développer une culture commune de la sécurité, qui permette de reconnaître qu'on est vulnérable, d'apprendre à faire face à des situations de crise, d'apprendre aussi à aider et soutenir les personnes qui, pour de multiples raisons (âge, santé, situation familiale, situation socio-économique, situation juridique, etc.) ne sont pas en capacité de faire face. Il faut également regarder comment faire pour protéger les zones exposées, s'interroger sur le devenir de ces espaces et leur habitabilité à 25, 50 ou 100 ans. Il n'y a pas une réponse globale : chaque territoire a ses propres caractéristiques, son histoire, sa population, ses risques. On peut très bien habiter des zones très exposées en consentant à payer un prix très élevé pour sa sécurité. Dans certains cas, il faut accompagner le départ des habitants et des activités. Dans d'autres, on protégera un temps, pour permettre de trouver d'autres solutions.
En France, deux enjeux majeurs devraient faire l'objet d'une attention soutenue : le renouvellement urbain, qui concerne de nombreux territoires exposés à des menaces et qui demandent de réfléchir à la façon de rebâtir, de rénover, de transformer l'existant ; et le devenir d'espaces menacés à court, moyen ou long terme, par le changement climatique (littoraux, mais aussi espaces ruraux agricoles, forêts, montagnes, etc.). Là encore, il n'y pas une réponse unique, mais une nécessité d'inscrire à l'agenda politique et démocratique ces questions.