« La situation actuelle est intenable et la meilleure action pour assurer la sûreté et la sécurité des installations nucléaires de l'Ukraine et de sa population serait de mettre fin à ce conflit armé maintenant, a exhorté Rafael Mariano Grossi. Mais, en attendant une hypothétique issue à la guerre, le directeur général de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) demande la mise en place de mesures provisoires urgentes pour « prévenir un accident nucléaire causé par des moyens militaires ». La principale est « l'établissement immédiat d'une zone de protection » autour de la centrale de Zaporijjia.
Une équipe de six experts de l'Agence ont mené une mission de soutien et d'assistance, entre le 1er et le 5 septembre, sur le site de la plus grande centrale nucléaire d'Europe, occupée par les troupes russes, depuis le 4 mars, et soumise à une série de bombardements, depuis le 5 août. Deux d'entre eux sont restés sur place. Les conclusions de la mission ont été publiées, le 6 septembre, dans le deuxième rapport de l'AIEA sur la sûreté et la sécurité nucléaire en Ukraine. Rafael Grossi les a présentées le même jour au Conseil de sécurité de l'ONU.
Menace constante pour la sûreté nucléaire
Depuis avril dernier, un nombre important d'événements ont « considérablement compromis » les sept piliers indispensables, définies par l'Agence, pour assurer la sûreté nucléaire et la sécurité pendant un conflit armé. Une infographie permet d'illustrer la mise à mal de ces principes.
Le premier de ces piliers, qui porte sur le maintien de l'intégrité physique des installations, qu'il s'agisse des réacteurs, des bassins de combustibles ou des entrepôts de déchets radioactifs, a été violé à de nombreuses reprises. Les experts de l'AIEA ont constaté des dommages sur plusieurs points de la centrale, dont certains à proximité des bâtiments des réacteurs. Ces dommages portent notamment sur le bâtiment spécial qui abrite le combustible nucléaire neuf et l'installation d'entreposage des déchets radioactifs solides, ou encore sur le système de surveillance radiologique.« L'installation de Zaporijjia n'a pas été conçue pour opérer dans une situation de guerre et on ne sait pas à combien de tirs de missiles elle pourrait résister », alerte dans un communiqué Michèle Rivasi, eurodéputée écologiste et cofondatrice de la Commission de recherche et d'information indépendante sur la radioactivité (Criirad). « Les bâtiments en béton cylindriques que l'on voit sur le site et qui contiennent le cœur du réacteur ont été conçus pour résister à un certain nombre de choses, notamment à la chute de certains avions. Il y a donc une certaine robustesse, mais ce n'est pas prévu pour faire face à ce type de bombardements », confirme Karine Herviou, directrice générale adjointe de l'IRSN au micro de France Info.
Malgré ces dommages, les niveaux de rayonnements ionisants dans la zone restent normaux. « Si les événements passés n'ont pas encore déclenché d'urgence nucléaire, ils représentent une menace constante pour la sûreté et la sécurité nucléaires car les fonctions critiques de sûreté (confinement de la radioactivité et refroidissement notamment) pourraient être impactées », a toutefois alerté Rafaël Grossi.
Stress et pression élevés
Le deuxième pilier, qui stipule que tous les systèmes et équipements de sûreté et de sécurité doivent être pleinement fonctionnels à tout moment, n'a pas non plus été respecté. Des bombardements récents ont eu des conséquences sur la sûreté, la protection d'urgence ayant été activée et les générateurs diesel de secours mis en marche par deux fois.
Les dysfonctionnements ne s'arrêtent pas là. « Le personnel ukrainien, qui exploite la centrale sous occupation militaire russe, est constamment soumis à un stress et à une pression élevés », rapportent les experts. Cette situation viole le troisième pilier, selon lequel le personnel d'exploitation doit avoir « la capacité de prendre des décisions sans pression indue ». « Le personnel est un point central de la sûreté, confirme Michèle Rivasi. Ils sont de moins en moins nombreux et en situation de stress constant. »
Les marges de sûreté diminuent
L'obligation d'avoir « une alimentation électrique hors site sécurisée à partir du réseau », qui constitue le quatrième pilier, n'est pas davantage respectée. La centrale a perdu, totalement ou partiellement, cette alimentation à plusieurs reprises du fait des combats. Actuellement, elle reçoit l'électricité dont elle a besoin pour sa sécurité à partir de son dernier réacteur en fonctionnement. « La fiabilité de cette disposition, qui n'est pas une disposition d'exploitation courante, est limitée. Ce n'est de plus pas une solution pérenne », explique l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) dans une note d'information sur la centrale en date du 6 août. L'AIEA demande à ce que « la redondance de la ligne d'alimentation électrique hors site, telle que conçue, soit rétablie et disponible à tout moment, et que toutes les activités militaires susceptibles d'affecter les systèmes d'alimentation électrique cessent ».
« La perte des systèmes de refroidissement est un point fortement inquiétant. Même lorsque ses réacteurs sont à l'arrêt, une centrale nucléaire a besoin d'électricité pour être refroidie en permanence, sous peine d'avoir des situations de type fusion du cœur et rejets radioactifs massifs, rappelle Michèle Rivasi. Ce type de situation diminue les marges de sûreté et nous rapproche d'une situation d'accident ».
L'obligation de voir des chaînes d'approvisionnement logistique et des transports interrompus vers, et depuis, le site (pilier 5) constitue a priori l'obligation la moins mal respectée. Mais tout est relatif. La mission a relevé la difficulté à livrer des pièces de rechange et du carburant diesel. « Les stocks de carburant alimentant les diesels pourraient permettre leur fonctionnement pendant sept à dix jours, délai au-delà duquel un ravitaillement devient nécessaire », explique l'IRSN. Pour les pièces de rechange, le transport n'est possible qu'au cas par cas, « de manière imprévisible et sur la base d'arrangements personnels ». Il affecte aussi l'entretien des camions de pompiers. Aussi, l'AIEA demande-t-elle à ce que toutes les parties concernées s'engagent à « assurer des chaînes d'approvisionnement efficaces » pour la sûreté et la sécurité de la centrale, « y compris des couloirs de transport sûrs ».
« Vœux pieux »
Quant au système de surveillance de la radioactivité et des moyens d'intervention en cas d'urgence, qui constitue le sixième pilier, là non plus la situation n'est pas satisfaisante. Des bombardements ont endommagé des capteurs de détection des rayonnements, de même que la caserne de pompiers de l'usine. Le centre d'urgence de la centrale n'est pas accessible à son personnel car il est occupé par les troupes russes. Un centre d'urgence alternatif a été mis en place, mais il présente plusieurs défaillances : absence d'alimentation électrique et de système de ventilation indépendants, absence de connexion internet permettant une communication efficace. En revanche, le centre d'urgence hors site, dans la ville de Zaporijjia, serait opérationnel. L'AIEA demande à ce que toutes les installations soutenant les fonctions d'urgence soient rétablies.
Enfin, en ce qui concerne la dernière exigence, portant sur la fiabilité des communications avec le régulateur, l'Agence relève que ce pilier a été « constamment enfreint au cours de ces derniers mois ». « Les inspecteurs de l'autorité de sûreté ukrainienne ne pouvant plus assurer leur mission sur site, il n'est pas possible de savoir si les règles d'exploitation, notamment les essais périodiques et les opérations de maintenance sont correctement appliquées », explique l'IRSN. L'AIEA demande par conséquent à ce que « des moyens et canaux de communication fiables et redondants, y compris la connectivité internet et/ou satellitaire, soient assurés avec toutes les organisations externes nécessaires au fonctionnement sûr et sécurisé de l'installation ».
Si la mission de l'AIEA a pu apporter un regard extérieur sur la situation de la centrale, elle ne permet pas de garantir sa sûreté d'un coup de baguette magique. Pour Yves Marignac, consultant sur le nucléaire et la transition écologique pour le goupe Négawatt, il s'agit d'une mission « importante, mais impuissante ».
La communauté internationale « n'a pas pu empêcher cette situation d'occupation militaire d'une centrale nucléaire plongée en zone de conflit, aussi illégale du point de vue du droit international qu'inédite. La sûreté de la centrale de Zaporijjia est dans ces conditions chaque jour un peu plus menacée », estime le spécialiste dans une note. La nécessaire démilitarisation de la zone semblant hors d'atteinte, « les recommandations de l'AIEA sur le rétablissement des sept piliers restent en l'état des vœux pieux », déplore-t-il.