« Ça se terminera très mal si ce drame n'est pas pris au sérieux », prévient Serge Letchimy. Le « drame », c'est la contamination généralisée des Antilles françaises par le chlordécone, cet insecticide organochloré utilisé de 1972 à 1993 dans les bananeraies malgré sa toxicité et sa persistance établies dès 1969.
Le député socialiste de la Martinique et sa collègue Justine Benin (Modem, Guadeloupe) ont dévoilé, le 26 novembre, le travail mené par la commission d'enquête sur l'impact du pesticide, les responsabilités dans la prolongation de son autorisation et les réparations à mettre en œuvre. Publiées le 2 décembre, les conclusions de la mission d'enquête sont sans ambiguïté sur les responsabilités. Les archives exploitées par les parlementaires ont démontré « de manière très précise les responsabilités de l'État et des acteurs économiques dans cette pollution de grande ampleur ».
Ces responsabilité étant établies, le commission d'enquête réclame l'engagement par l'État d'un processus de réparation. « Une loi d'orientation et de programmation doit acter le principe de la réparation et le principe d'une prise en charge de la dépollution par l'État », explique Justine Benin. Concrètement, les députés préconisent la création de deux fonds d'indemnisation.
Régime de réparation défaillant
Le premier serait destiné à l'indemnisation des victimes atteintes d'une pathologie résultant de l'utilisation de l'insecticide ou occasionnée par son exposition. Ce fonds viserait les travailleurs du secteur bananier, dont l'étude Matphyto-Dom, réalisée par Santé publique France, montre que la grande majorité a été exposée à l'époque où le pesticide était utilisé. Lors de sa visite aux Antilles en septembre 2018, Emmanuel Macron s'était prononcé en faveur de la reconnaissance en maladie professionnelle des pathologies liées au chlordécone. Mais, pour cela, une évolution des tableaux des maladies professionnelles est nécessaire, qui doit s'appuyer sur une étude scientifique que le chef de l'État a commandée à l'Inserm et à l'Anses. Cette étude, qui devait être remise en mars 2019, n'est apparemment pas finalisée.
Le régime de réparation se révèle actuellement défaillant. « Le nombre de victimes reconnues dans le cadre du régime agricole des accidents du travail et des maladies professionnelles apparaît aujourd'hui très limité. Il ne semble pas représentatif du nombre réel de victimes », indique la mission d'enquête. C'est le moins que l'on puisse dire puisque, selon une représentante de la Mutualité sociale agricole auditionnée par la commission, trois cas de maladies professionnelles agricoles seulement sont identifiés en Guadeloupe. Et ce, alors qu'une mission de hauts-fonctionnaires, de janvier 2018, estime à 100 000 le nombre de personnes concernées au plan national par le risque d'exposition aux produits chimiques dans le milieu agricole.
D'autre part, la commission juge insuffisante la réponse apportée par le fonds d'indemnisation des victimes de pesticides que prévoit le projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2020. Ce fonds ne permettra pas d'indemniser les ouvriers agricoles employés à la tâche de manière informelle, explique le rapport. Il ne permettra pas non plus d'indemniser la population contaminée alors que « plus de 90 % des habitants ont du chlordécone dans le sang », rappelle Justine Benin. La mission d'enquête ne donne toutefois pas plus de précisions sur le nouveau fonds proposé concernant son périmètre, alors qu'Emmanuel Macron avait rejeté en septembre 2018 la possibilité d'une indemnisation générale.
Ce qui explique sans doute pourquoi certains se tournent vers la voie judiciaire. Trois associations ont adressé le 3 décembre un courrier au Premier ministre, par lequel elles demandent la reconnaissance d'un préjudice moral d'anxiété pour 500 habitants exposés au chlordécone, rapporte franceinfo. Cette demande est conçue comme une première étape avant la saisine de la justice administrative en vue de rechercher la responsabilité de l'État. Ces associations avaient lancé une action collective en septembre dernier.
Des demandes très fortes de réparation
Le deuxième fonds d'indemnisation réclamé par la commission d'enquête concerne les préjudices économiques. « Le rapport contient des demandes très fortes de réparation pour les pêcheurs, les agriculteurs et les propriétaires non producteurs de bananes », indique Serge Letchimy. Aucune évaluation économique n'ayant jamais été menée, les députés réclament, en premier lieu, l'étude des conséquences économiques de la pollution sur l'agriculture et la pêche.
« Pour les agriculteurs, la présence de chlordécone sur leur sol peut entraîner une modification radicale de leur orientation productive et, a minima, de leurs méthodes de production. Cette pollution entraîne des coûts, que ce soit le coût des mesures permettant d'éviter la contamination ou le coût de la reconversion », explique le rapport. L'abaissement des limites maximales de résidus dans les aliments conduisent de petits producteurs à un arrêt brutal de leur activité. La filière pêche est également très touchée. « Nous avons perdu 50 % de pêcheurs en dix ans et 75 % des produits de la mer sont importés alors que les Antilles sont traditionnellement très grosses consommatrices de poissons », tient à rappeler Justine Benin. La mission réclame des aides d'État pour moderniser et renouveler les flottes de pêche, alors que la pollution du littoral pousse les pêcheurs à pêcher au large.
« Remettre en cause le système »
« Le fonds d'indemnisation concentrerait toutes les aides spécifiques destinées à lutter contre le chlordécone, ainsi que les aides à la conversion vers l'agroécologie », explique Justine Benin. Au-delà du scandale lié à cet insecticide, il s'agit de « remettre en cause le système qui a donné lieu à un usage massif de ce poison », explique en effet Serge Letchimy.
Cela signifie d'abord de ne pas oublier la responsabilité des groupements de planteurs, dont le lobbying actif a permis ce scandale. C'est pourquoi, la mission recommande une contribution de la filière de la banane au financement de la réparation et de la dépollution des terres. L'Union des groupements de producteurs de bananes est d'accord avec le principe d'une contribution, assure le député. Justine Benin pointe ensuite des filières agricoles menacées par la prédominance de monocultures et la dépendance de plus en plus importante aux marchés extérieurs. « Les structures les plus aidées sont celles qui ont créé le problème », dénonce M. Letchimy. « Les Antilles doivent retrouver leur dignité à travers une production endogène », insiste le député martiniquais.
Dans un communiqué commun, les cinq ministres concernés indiquent que ces recommandations alimenteront la construction du plan chlordécone IV. Un plan qui va « marquer un réel changement d'échelle », assurent les membres du Gouvernement, notamment sur le suivi sanitaire des personnes exposées, la connaissance de la contamination des sols, la recherche des solutions de dépollution, ainsi que sur l'atteinte de l'objectif « zéro chlordécone dans l'alimentation ». Reste à voir si ce « changement d'échelle » prendra vraiment la mesure des revendications contenues dans ce rapport.