RTE, Négawatt, l'Ademe : tous ont proposé, à la fin de l'année 2021, des options de sobriété énergétique parmi leurs scénarios prospectifs afin d'atteindre la neutralité carbone en France d'ici à 2050. L'Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) est récemment revenu sur ces propositions futuristes, par le biais d'une étude réalisée en compagnie des « scénaristes » qui les ont imaginées, pour mieux déconstruire cette notion de sobriété. « Il faut aller au-delà d'une politique inconditionnellement pour ou contre la sobriété énergétique, énonce Mathieu Saujot, chercheur de l'Iddri spécialisé sur les modes de vie en transition, en ouverture d'une présentation de l'étude en question. Cette opposition est tout le contraire du travail des "scénaristes", qui étudient les pratiques en cours dans la société et leurs changements possibles. »
Incontournable pour certains, mais indésirable pour les autres, la notion de sobriété, qu'il s'agisse de consommation d'énergie ou d'autres ressources, est victime de son succès. « L'une des difficultés sur la question de la sobriété est le mot lui-même, atteste David Laurent, responsable du pôle climat au sein de l'association Entreprises pour l'environnement, qui regroupe 60 grandes entreprises françaises engagées dans des démarches écologiques. Le terme peut être clivant et polariser les débats, voire les fermer. » Face à cette conflictualité terminologique, l'étude de l'Iddri souligne la nécessité de dépasser les préconceptions selon lesquelles la sobriété serait synonyme de décroissance ou uniquement inféodée à l'action individuelle.
Non, la sobriété n'est pas uniquement énergétique
Ne penser la sobriété qu'en quantité d'énergie consommée n'est pas la marche à suivre. L'économie de 90 térawattheures (TWh), estimée par le gestionnaire du réseau électrique, RTE, dans la trajectoire de sobriété de son rapport Futurs énergétiques 2050, ne résulte pas d'un simple dimensionnement technique. « Pour tendre vers une société plus sobre, nous nous sommes extraits d'une vision sectorielle, pour avoir une approche plus transversale, avant de découvrir les effets de cette sobriété secteur par secteur, témoigne Gersendre Chaffardon, responsable d'études R&D chez RTE. Un exercice qui vise à projeter le système électrique à 2050 fixé seulement sur la dimension technique passerait à côté du sujet, notamment social et symbolique. »
Pour aborder la sobriété énergétique, il faut « penser l'énergie au juste dimensionnement du service qu'elle rend », ajoute Yves Marignac, responsable des analyses et prospective pour l'association Négawatt et coauteur du scénario Négawatt 2022. Il est nécessaire de partir du service pour remonter jusqu'à la ressource. De ce point de vue, la sobriété peut effectivement être mesurée suivant le nombre de personnes par habitation, de mètres carrés par habitant ou encore de kilomètres parcourus par une voiture. Elle doit ensuite être mise en perspective, à deux niveaux : « Entre un plafond de modes de vie cohérents avec les limites planétaires et un plancher avec des conditions de vie décentes pour tous », détaille Yves Marignac, en référence à la théorie économique du donut.
Non, la sobriété n'est pas seulement individuelle
Autrement dit, évaluer un certain niveau de sobriété énergétique, c'est imaginer des modes de vie plus sobres, de nouvelles dynamiques pour une société tout entière. « Se projeter dans un horizon à trente ans, sobre ou non, c'est se confronter à des questions presque métaphysiques, c'est forcément très difficile à considérer, souligne Sarah Thiriot, sociologue à l'Agence de la transition écologique (Ademe), qui s'est appuyée sur quatre « narrations » pour envisager la France en 2050. Il faut donc se sortir des opinions binaires, de cette mécanique pour ou contre plus de sobriété, qui n'a pas de sens. » Dans cette optique, David Laurent, d'EPE, suggère, par exemple, d'établir une hiérarchie de leviers de sobriété pour mieux indiquer la voie à suivre pour la société. « En matière de biodiversité, nous avons la séquence ERC : éviter, réduire, compenser. En économie circulaire, la directive européenne sur le traitement des déchets prescrit d'éviter le déchet, de le recycler et, seulement en dernier recours, de le brûler. Réfléchir à un équivalent dans le domaine de la sobriété énergétique pourrait objectiver davantage les débats. »
Et qui dit débats de société, dit collectif. « Il faut quitter cette idée que la sobriété n'est qu'une affaire de consommateurs », déclare Yves Marignac. « Une vision du social contenue dans les approches comportementalistes est défaillante, énonce la sociologue Sophie Dubuisson-Quellier, membre du Haut Conseil pour le climat (HCC). Se reposer uniquement sur les individus eux-mêmes, c'est se heurter aux questions de liberté de chacun. » Certaines pratiques ne seront rendues plus sobres, comme la mutualisation de logements, qu'à l'aide d'un changement de culture et de mentalité mené par des associations, des collectivités, des entreprises et l'État, rappelle Sarah Thiriot. « Nous avons besoin de systèmes de délibération collective pour débattre de ces solutions, afin que ceux impactés par le changement puissent prendre part aux décisions », clame la sociologue. Les citoyens peuvent déjà participer à l'élaboration de la nouvelle loi de programmation énergie-climat, prévue d'ici au 1er juillet 2023, et à y inclure plus de sobriété. Ils ont, en effet, jusqu'au 14 février 2022 pour contribuer à la future Stratégie française sur l'énergie et le climat (SFEC) qui en découlera.
Non, la sobriété n'est pas forcément synonyme de décroissance
Mais là encore, la sobriété ne peut se soustraire seulement à une question de société, alertent scénaristes et sociologues. « Le risque est de l'aborder selon seulement un passage d'un solutionnisme technologique à un solutionnisme social, par des injonctions et des incitations à la sobriété », soulève Sophie Dubuisson-Quellier. En d'autres termes, pour penser et agir de manière plus sobre, notre société doit aussi s'interroger sur son organisation au niveau systémique. « Si nous voulons modifier notre organisation ultra-consumériste, il faut s'accorder sur les conditions du contrat social. » Les actions sociales, nécessaires pour assurer des conditions de vie à la fois décentes et écologiquement responsables, dépendent aujourd'hui de la consommation et, ipso facto, de la croissance économique mesurée par le produit intérieur brut (PIB), remarque David Laurent d'EPE. « Le parallélisme entre sobriété et inactivité, ou décroissance, agit comme un véritable repoussoir dans le monde économique. C'est un "no go" total pour un certain nombre d'acteurs, qui perçoivent la sobriété en opposition du fonctionnement de l'économie depuis cinquante ou soixante ans. Les leviers en continuité avec le modèle actuel, que sont les énergies renouvelables et l'efficacité énergétique, sont plus faciles à intégrer selon eux. »
Comment, alors, « rendre désirable ce qui est durable », comme le suggère David Laurent, pour l'ensemble de la société ? « Notre monde a été façonné par un imaginaire nord-américain des années 1970, étaye le responsable du pôle climat d'EPE. Il nous faut défier sa vision de la transition écologique, comme pour les stéréotypes de genre et de diversité. » Pour cela, Sarah Thiriot, de l'Ademe, suggère de montrer, d'une part, les écueils d'une transition sans sobriété, « par exemple sur l'usage des sols, la concurrence entre à la fois le solaire, la biomasse et l'agroalimentaire est impossible du fait des limites de surface ». D'autre part, il faut aussi mettre l'accent sur les bénéfices de la « privation » induite par plus de sobriété : « Le renouveau du lien social, l'entraide, la solidarité », cite la sociologue. En somme, d'après Yves Marignac, « la logique d'accumulation n'est plus possible, face aux limites naturelles. Il nous faut simplement raisonner substitution, vers des pratiques davantage durables, et la sobriété est la bascule nécessaire de l'accumulation à la substitution. »