La lourde fiscalité pesant sur les terres agricoles françaises peut-elle entraver la politique de lutte contre l'artificialisation désormais inscrite dans la loi avec l'objectif zéro artificialisation nette (ZAN) en 2050 ? C'est ce que suggère l'étude sur la taxation des terres agricoles en Europe publiée, en septembre dernier, par la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB). Une conclusion intéressante à prendre en considération au moment où la Première ministre lance ses travaux de planification écologique. Parmi les sept chantiers transversaux de son plan France Nation verte, présenté le 21 octobre dernier, figure aussi la fiscalité, a rappelé le ministre de la Transition écologique, auditionné, le 16 novembre, par la commission des affaires économiques du Sénat.
« Les travaux universitaires montrent que l'urbanisation des terres agricoles est freinée par la rentabilité de l'agriculture et lorsque le prix des terres agricoles est élevé, rapporte l'étude. La taxation des terres agricoles influe sur ces facteurs. Si elle est trop élevée, elle peut diminuer la profitabilité de l'agriculture et donc faciliter l'urbanisation des terres agricoles. De même, le prix d'un actif étant en général la somme actualisée de ses revenus futurs, si une forte taxation des terres agricoles diminue leur revenu annuel, cela tirera leur prix vers le bas et favorisera leur urbanisation. »
Des terres davantage taxées que dans les autres pays
Or, les terres agricoles sont davantage taxées en France que dans les autres pays européens. Et avec un différentiel plus important que celui que la FRB avait précédemment mis en lumière pour la fiscalité de la forêt. L'étude recense, outre deux taxes annuelles liées au revenu, cinq taxes qui n'y sont pas liées. « En outre, alors que, dans plusieurs pays européens, la suppression récente de certains impôts a allégé la pression fiscale sur les terres agricoles, la taxation des terres agricoles françaises a augmenté ces dernières années », relève l'étude.
Au final, « la France se caractérise à la fois par des loyers de fermage bas, un niveau de taxation élevé des terres agricoles et de leur revenu, et une part importante de ces taxes qui est indépendante du revenu foncier », résume l'étude. « Une telle combinaison aboutit tendanciellement à une rentabilité après impôt nulle ou négative », conclut l'analyse. Or, les propriétaires d'un actif structurellement en perte sont incités à s'en défaire. Et ils le sont d'autant plus, souligne l'étude, que « l'État soutient indirectement les revenus versés aux détenteurs de foncier acceptant de l'artificialiser par les exploitants d'énergie solaire au sol et éolienne terrestre ».
Compte tenu de la corrélation du prix des biens avec les revenus que l'on est susceptible d'en tirer, les prix des terres agricoles sont très bas en France : 6 000 euros l'hectare, lorsque la terre n'est pas louée, contre 21 000 euros en Allemagne. Outre que ce différentiel favorise le rachat des terres françaises par les étrangers, leur faible prix favorise aussi leur artificialisation. Et l'évolution de ces prix ne va pas dans le sens de leur conservation. « Aujourd'hui, le prix réel moyen de l'hectare agricole est toujours inférieur de plus d'un tiers à sa valeur de 1978 et ne vaut pas plus qu'en 1965. Un demi-siècle après, son prix reste donc le même », rapporte l'étude.
Incitation à urbaniser
« Il s'ensuit un débat non encore posé en France, mais qui va l'être de plus en plus : les loyers de fermage doivent-ils rester bas pour favoriser les exploitants agricoles ? Ou doivent-ils être relevés pour assurer une meilleure rémunération minimale à la terre, et donc aux services écosystémiques et aux solutions fondées sur la nature, et freiner l'artificialisation conformément aux objectifs de ZAN et de 2031, désormais fixés dans la loi française », interroge Guillaume Sainteny, enseignant à l'École polytechnique et coauteur de l'étude.
La réglementation des loyers de fermage avait été mise en place dans l'après-guerre, afin de favoriser le revenu agricole et de permettre aux exploitants d'investir dans la modernisation et l'intensification de leur exploitation, plutôt que dans le foncier. Mais, pointe l'étude, d'une part, ce système a donné lieu à une rentabilité négative du foncier agricole, d'autre part, il aboutit à des effets pervers pour les agriculteurs eux-mêmes. « Les très faibles loyers de fermage et leur taxation très élevée incitent les exploitants agricoles retraités, qui ne bénéficient plus de la taxation réduite des exploitants en activité, à vendre ou à urbaniser ces terres pour financer leur retraite et non à les louer pour leur conserver un usage agricole », expliquent les auteurs.
Ceux-ci s'étonnent également que le système, instauré à un moment où les considérations liées à l'artificialisation des sols ne se posaient pas, ne soit pas réinterrogé au regard de cette question et de la prise en compte de l'environnement de manière plus large. « Cette interrogation se justifierait d'autant plus que la baisse de la rémunération brute du foncier agricole va dans le sens exactement inverse de la demande de paiements pour services environnementaux », relève l'étude.
Si le système a pu profiter au départ aux agriculteurs, la nouvelle répartition de la valeur ajoutée qu'il induit présente maintenant de nombreux effets négatifs pour leurs revenus et pour l'environnement. L'épargne dégagée par les exploitants agricoles du fait d'un coût d'accès à la terre très réduit a été, comme prévu, investie dans la modernisation des exploitations, analysent les auteurs. Mais cela a abouti à un suréquipement coûteux et à une surintensification de la production. Un phénomène qui conduirait à la rentabilité négative du foncier agricole et au financement de processus dommageables à la biodiversité. « Avant-guerre, une partie de la valeur ajoutée était prélevée par des acteurs ruraux qui n'artificialisaient pas. Aujourd'hui, elle est perçue par des acteurs qui artificialisent (grande distribution, logistique, etc.) ou qui produisent des intrants entraînant un impact négatif sur les sols agricoles », pointe l'étude. Et d'en conclure : « Une partie de l'argent des agriculteurs sert donc, paradoxalement, à diminuer la quantité de leur premier facteur de production : la terre. »
Droits de mutations sur le passage à l'artificialisation
Face à ces constats, les auteurs émettent une série de recommandations. En vue de mettre fin à une rémunération brute très faible de la terre et à sa taxation très élevée, incompatible avec l'objectif ZAN, ils suggèrent de diminuer le coût fiscal du portage des terres agricoles, c'est-à-dire la mise à disposition du foncier agricole aux exploitants par des non-agriculteurs. Selon eux, cette diminution doit permettre « aux exploitants agricoles de continuer à bénéficier de ce service qui leur est rendu et (…) faire en sorte que les détenteurs de foncier conservent un actif non systématiquement en perte et engendrant une rentabilité faible, mais minimale, sans être contraint à son changement de destination ».
Une piste que le gouvernement pourrait étudier dans le chantier consacré à la fiscalité de l'environnement qu'il a annoncé. « Les travaux du sénateur Blanc m'inspirent sur les outils de financement », a déclaré le ministre de la Transition écologique devant la commission économique de la Chambre haute. Le sénateur a publié, en juin 2022, un rapport sur les outils financiers permettant l'atteinte de l'objectif ZAN dans lequel il soulignait que cet objectif n'avait pas encore trouvé son modèle économique.
Christophe Béchu a levé un peu le voile sur l'état de sa réflexion en la matière. « Plus on va durcir la règle, plus on va créer de la valeur pour ce qui va devenir constructible, de manière totalement arbitraire. Une forme de rente. Il y a un surprofit lié au fait que, au moment où vous vendez votre terrain (…), la valeur est multipliée par 100 ou par 1 000 au moment où il devient constructible. Que là, on ait des droits de mutations spécifiques sur le passage à l'artificialisation qui permette d'aller accompagner une partie de mesures vertueuses, cela ne me choquerait pas », a déclaré le représentant du gouvernement.