« Pour que la lutte contre les crises liées au climat et à la biodiversité soit un succès au niveau mondial, nous devons prendre la responsabilité d'agir aussi bien chez nous qu'à l'extérieur », a déclaré Frans Timmermans, vice-président de la Commission européenne chargé du Pacte vert pour l'Europe. L'exécutif européen a présenté, ce mercredi 17 novembre, une proposition de règlement visant à enrayer la déforestation.
« Avec cette initiative pionnière, l'UE montre qu'elle veut donner l'exemple : elle franchit une étape décisive en allant au-delà de la déforestation illégale pour s'attaquer à tout déboisement dû à l'augmentation des terres agricoles pour la culture des produits couverts par le règlement », expliquent les services de la Commission. Il s'agit de « la première loi au monde qui va mettre fin à la déforestation importée », se félicite Pascal Canfin, eurodéputé et président de la commission environnement du Parlement européen. Mais si l'initiative est plutôt bien accueillie, plusieurs ONG en pointent aussi les insuffisances.
Soutien public
La Commission avait reçu plusieurs signaux positifs pour présenter une législation ambitieuse en la matière. Le plus important a sans nul doute été le succès rencontré par la consultation publique lancée sur cette proposition en septembre 2020. Elle a recueilli plus de 1,2 million de contributions, soit la deuxième consultation la plus populaire dans l'histoire de l'Union européenne.
Bruxelles semble avoir pris acte de l'urgence du problème. « Entre 1990 et 2020 seulement, le monde a perdu 420 millions d'hectares de forêts, une superficie plus vaste que celle de l'Union européenne », rappelle la Commission en se fondant sur des estimations de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO). Et l'UE n'est pas en reste dans ce phénomène. Il s'agit même d'un cancre, rappelle le WWF France. « En 2021, l'UE reste le deuxième plus grand importateur de matières premières liées à la déforestation et à l'origine de 16 % de la déforestation associée au commerce international. Elle se place ainsi après la Chine (24 %), mais devant l'Inde (9 %), les États-Unis (7 %) et le Japon (5 %) », détaille Pierre Cannet, directeur du plaidoyer de l'ONG.
Mécanisme de diligence raisonnée
Les règles que la Commission propose visent à garantir que « les produits achetés, utilisés et consommés par les citoyens sur le marché de l'Union ne participent pas à la déforestation et à la dégradation des forêts dans le monde ». Pour cela, le règlement prévoit la mise en place d'un mécanisme dit de « diligence raisonnée » permettant de n'accepter sur le marché communautaire que des produits conformes à la législation du pays d'origine et n'ayant pas contribué à la destruction ou à la dégradation d'espaces forestiers.
Les produits concernés sont les six produits de base les plus souvent associés à la déforestation : soja, viande de bœuf, huile de palme, bois, cacao et café, ainsi que certains produits dérivés comme le cuir, le chocolat et les meubles. La Commission prévoit une mise à jour de la liste des produits de base en fonction de l'évolution des modèles de déforestation. Les entreprises souhaitant mettre les produits de base sur le marché de l'UE devront collecter les coordonnées géographiques des terres où ils ont été produits. « Un excellent point qui devrait faire l'objet d'un intense bras de fer avec les grands négociants internationaux (Cargill, Bunge, Louis Dreyfus) qui refusent jusqu'à présent d'avancer sur ce point », se félicite l'association Canopée.
La Commission compte utiliser un système d'évaluation comparative pour classer les pays en fonction du risque de déforestation et de dégradation des forêts qui leur est associé. Les obligations seront simplifiées pour les produits provenant de pays à faible risque tandis que les contrôles seront renforcés pour ceux provenant de zones à haut risque. Mais ce sont les États membres qui seront responsables de l'application effective du règlement. Ils pourront toutefois avoir recours à « un nouveau système numérique (le « registre ») qui centralisera les informations pertinentes sur les produits de base et les marchandises mis sur le marché de l'UE, comme les coordonnées géographiques et le pays de production, en vue d'améliorer l'efficacité de l'intervention », précise la Commission.
La mise en œuvre de cette législation devrait permettre, à terme, d'éviter l'émission dans l'atmosphère « d'au moins 31,9 millions de tonnes métrique de carbone ». Ce qui pourrait se traduire par « des économies d'au moins 3,2 milliards d'euros par an », estime Bruxelles.
Pas de garde-fous relatifs aux droits humains
Si l'initiative est saluée, plusieurs parties prenantes pointent toutefois des lacunes, qu'ils espèrent voir combler lors de l'examen du texte par le Parlement et le Conseil, qui doit débuter lors de la présidence française de l'UE, à partir du 1er janvier prochain. « Le champ de la législation sera l'un des sujets chauds des négociations. Je me battrai pour qu'il soit le plus ambitieux possible, par exemple en faisant en sorte qu'une matière première comme l'hévéa utilisée pour fabriquer le caoutchouc, et qui est l'une des premières causes de déforestation en Asie du Sud-Est, y soit aussi intégrée », annonce Pascal Canfin.
La liste des produits concernés fait aussi partie des insuffisances pointées par le WWF. « Si les règles s'appliquent au bœuf, elles doivent s'appliquer pour le poulet ; si elles s'appliquent au soja et au café, elles doivent s'appliquer pour le caoutchouc, le maïs, le sucre, etc. », plaide l'ONG. Celle-ci pointe aussi l'insuffisance des milieux naturels pris en compte. « Il faut avoir à l'esprit la forêt mais aussi les écosystèmes voisins comme les savanes (Cerrado), les prairies ou les tourbières », avertit Pierre Cannet. La proposition ne comporte pas de garde-fous relatifs aux droits humains, en particulier la nécessité d'obtenir le « consentement libre, informé et préalable » des communautés locales, déplore par ailleurs l'ONG.
Ces critiques sont partagées par l'association Canopée, mais celle-ci en pointe aussi d'autres, en particulier l'allégement des contraintes pour les produits provenant de produits à faibles risques. « En l'état, cela pourrait ouvrir la porte à des "blanchiments" à travers des exportations vers un pays considéré comme à faible risque, avant une exportation vers l'UE », alerte l'ONG. Autre biais soulevé par l'association : le risque que les grands négociants internationaux continuent à commercialiser des produits issus de la déforestation dans d'autres pays moins exigeants que ceux de l'UE. « Il est possible d'éviter cet écueil en introduisant des clauses spécifiques dans la législation permettant de passer du principe "d'approvisionnement propre" pour aller vers celui de "fournisseurs propres" », assure Canopée.
Absence de mesures miroirs
« L'un des principaux risques d'échec de cette législation est que les entreprises arrivent, à force de lobbying, à réintroduire la possibilité d'utiliser des systèmes de certifications sans traçabilité », pointe aussi Canopée. Interbev, l'interprofession bétail et viande, alerte d'ores et déjà sur l'impossibilité d'assurer une traçabilité individuelle de la naissance à l'abattage pour les bovins en provenance de certains pays. « Sans mesure miroir visant à imposer nos règles de traçabilité à nos partenaires commerciaux tels que le Brésil, et sans la mise en œuvre de contrôles réalisés par la Commission européenne dans les pays exportateurs, il est trompeur de laisser penser que l'Union européenne n'importera plus de viandes bovines issues de la déforestation », réagit Dominique Langlois, président de cette organisation professionnelle.
Une analyse partagée par la Fondation Nicolas-Hulot. « Si on prend l'exemple de la viande de bœuf, il conviendrait d'interdire les importations issues d'animaux qui ne font pas l'objet d'une traçabilité individuelle tout au long de leur vie », estiment Mathilde Dupré, de l'Institut Veblen, et Samuel Leré, de FNH.
En tout état de cause, les regards sont maintenant tournés vers la présidence française de l'UE. Emmanuel Macron n'avait-il pas annoncé une accélération de la stratégie européenne en matière de déforestation lors du Congrès mondial de la nature, en septembre dernier à Marseille ?