Le soir du Nouvel An, la Commission européenne a entamé des consultations relatives à un projet d'acte délégué, tenu confidentiel, visant à inclure le nucléaire et le gaz fossile dans sa taxonomie. Le projet a été transmis, le 31 décembre, aux membres de la plateforme d'experts sur la finance durable, assorti d'une demande d'avis pour le 12 janvier, au plus tard, en vue d'une adoption formelle ce mois de janvier. Le texte sera ensuite transmis aux colégislateurs pour examen et pourra être modifié par le Conseil européen à une majorité qualifiée.
Longtemps considérée comme un sujet mineur, la taxonomie verte n'est pas seulement un jargon de la Commission européenne. Elle constitue désormais un point crucial du Pacte vert européen. Et donne du fil à retordre à la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, au moment où la France, nucléophile, prend la présidence de l'Union pour six mois et où l'Allemagne s'apprête à réellement sortir du nucléaire.
Engagée par la Commission européenne, en 2018, dans le souci de classifier les activités soutenables, la régulation sur la taxonomie verte européenne est censée définir les investissements « verts » afin de soutenir les acteurs de la finance dans la réorientation des flux financiers vers la transition écologique. Depuis, un groupe technique d'experts (Technical Expert Group, dit TEG), composé de représentants des secteurs public et privé, a été mandaté par la Commission pour développer des recommandations et des critères de sélection d'activités économiques censées apporter « une contribution substantielle à l'atténuation et l'adaptation au changement climatique » parmi 67 secteurs d'activité.
Une énergie « qui ne nuit pas de manière significative »
Dans son rapport final, livré en mars 2020, le TEG préconise l'exclusion des combustibles fossiles « solides » du champ de la taxonomie verte. Et n'inclut pas les activités nucléaires dans ses recommandations.
De fait, tout en reconnaissant que la production d'énergie à partir du nucléaire, énergie dite décarbonée, contribue à l'atténuation du changement climatique, le groupe d'experts n'a pas été en mesure de parvenir à une conclusion ferme quant à savoir si l'énergie nucléaire « ne nuit pas » (« Do Not Significant Harm ») de manière significative à d'autres objectifs environnementaux, compte tenu notamment de la gestion des déchets, de l'impact sur la biodiversité et sur l'eau ainsi que des pollutions radiotoxiques potentielles. Le TEG a donc recommandé qu'une évaluation plus détaillée de l'énergie nucléaire soit réalisée, impliquant des experts du Traité Euratom et le Comité scientifique sur les risques sanitaires, environnementaux et émergents sur les impacts environnementaux.
Selon le texte de la Commission que nous nous sommes procuré, les projets nucléaires avec un permis de construire délivré d'ici à 2045 seraient éligibles aux investissements privés et publics, pour autant qu'ils puissent prévoir des plans de gestion des déchets radioactifs et de démantèlement. Les projets gaziers avec des permis délivrés jusqu'en 2030 seraient également éligibles, à condition qu'ils remplissent une série de conditions, notamment des émissions inférieures à 270 g CO₂e/kWh.Le nucléaire et le gaz ne sont pas mis sur le même plan que les énergies renouvelables, mais jugés utiles pour la transition sous certaines conditions strictes. Le document précise qu' "en fournissant une production stable, l'énergie nucléaire facilite le déploiement des sources renouvelables intermittentes".
Réaction favorable de l'industrie nucléaire
La Société française d'énergie nucléaire (Sfen) réserve un accueil plutôt favorable à ce dispositif. « C'est une étape très importante pour l'industrie nucléaire européenne, dont le rôle de première énergie bas carbone en Europe et de support à la transition de nombreuses autres industries est reconnu », se félicite la Sfen dans un billet daté du 4 janvier paru dans sa revue. « En particulier, il est précisé que l'atome respecte le principe clé de Do Not Significant Harm (DNSH), c'est-à-dire qu'il favorise au moins l'un des six objectifs de la taxonomie (atténuation du changement climatique, adaptation au réchauffement, protection de l'eau, économie circulaire, prévention des pollutions et protection de la biodiversité), sans porter atteinte aux autres. »
La réaction de la Sfen comporte cependant des réserves. Elle estime que la date limite de 2040 pour décider de la prolongation des réacteurs, tout comme la délivrance de permis de construire avant 2045 pour de nouveaux réacteurs, sont « des échéances qui semblent incompatibles, par exemple, avec l'émergence des réacteurs de quatrième génération ». De même pour le stockage géologique en profondeur, reconnu par ce volet de la taxonomie, mais qui devra être en service d'ici à 2050 : « Si cette échéance ne posera pas de souci pour la France, la Suède ou l'Allemagne, elle sera difficile à respecter pour certains pays en Europe de l'Est. » La Sfen demande également des clarifications sur l'inclusion ou non des activités du cycle du combustible et les activités minières dans la taxonomie. Et note que le droit d'expertise de la Commission sur les technologies nucléaires pourrait à l'avenir prévaloir sur les décisions des autorités de sûreté nationale, comme l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) en France.
Revirement de la Commission
Pour le Bureau européen des unions de consommateurs (Beuc), « cette surprise de fin d'année en dit long sur la confiance de la Commission dans son propre projet, qui présente de multiples failles procédurales sur une initiative connue pour être très controversée ». Nombre de voix s'élèvent contre ce texte qui ouvre une brèche dans le socle du Green Deal. De fait, « le nucléaire et le gaz pourraient être commercialisés de manière trompeuse auprès des consommateurs en tant que produits éligibles à une finance "verte" », s'indignent le Beuc, mais aussi Greenpeace et l'eurodéputé Philippe Lamberts : « Nous comprenons que la Commission a subi d'intenses pressions de la part des lobbies du gaz et du nucléaire, ce dernier étant mené par le gouvernement français, pour que ces énergies du passé soient considérées comme vertes. La taxonomie vise à établir une référence pour les futurs investissements verts. Ces normes ne doivent pas être polluées par le gaz et le nucléaire », s'insurge le président du groupe Verts-ALE.
« Le projet d'acte délégué complémentaire de la Commission européenne est très proche de la proposition que j'ai faite en novembre, qui garantit la crédibilité de la taxonomie européenne et la traçabilité des investissements », se félicite Pascal Canfin (groupe Renew Europe). Le président de la commission de l'environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire du Parlement européen estime que « la taxonomie est une réglementation unique au monde qui va permettre d'orienter les investissements vers la transition écologique. La transition écologique impliquant une très forte augmentation de la consommation d'électricité, et également pour remplacer le pétrole et le charbon, nous avons besoin de toutes les sources d'énergie décarbonées pour répondre à notre ambition climatique et sortir au plus vite de notre dépendance aux énergies fossiles ». L'eurodéputé de la majorité présidentielle compte sur « des exigences de transparence spécifiques et robustes garantissant la traçabilité de ces investissements. »