
Présidente du comité français de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN)
Actu-Environnement : Quel est l'objet du congrès mondial de la nature ?
Maud Lelièvre : L'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) est le baromètre de l'état de la biodiversité dans le monde. Les gens la connaissent surtout par la publication chaque année des listes rouges des espèces menacées. Son congrès a lieu tous les quatre ans et réunit 50 000 personnes. C'est un événement qui a trois objets. En premier lieu, l'assemblée des membres se réunit sur des questions de fond. Les participants élaborent ensemble des programmes. Car l'UICN, c'est 1 400 organisations mondiales et 15 000 experts de très haut niveau. Parmi les organisations, nous avons deux collèges : l'un comprenant les États et les agences, l'autre les ONG avec, par exemple, le WWF, la Fédération des parcs naturels régionaux, des associations territoriales en outre-mer, des regroupements du monde économique comme Entreprises pour l'environnement, ou des ONG dédiées à un sujet spécifique comme Bird Life. On n'est donc pas seulement sur des ONG de plaidoyer, il y a beaucoup d'acteurs de terrain qui, à la fois, pensent, anticipent mais aussi font. En deuxième lieu, l'assemblée des membres vote des motions internationales, qui ont vocation à être reprises dans les politiques publiques. Dans les années 1960, par exemple, l'UICN avait publié un livre rouge sur les espèces menacées qui a débouché sur la création de la convention internationale sur la protection des espèces (Cites). Celle-ci interdit d'acheter ou de transporter des espèces en voie de disparition sans certificat. La troisième étape de l'assemblée des membres, ce sont les élections. Le congrès permet de voter la nouvelle gouvernance pour quatre ans : le président mais aussi le conseil international. Ce dernier définit les grands enjeux stratégiques de la biodiversité mondiale et les fait appliquer de façon concrète via les salariés de l'UICN mais aussi en accompagnant les membres dans leur mise en œuvre.
AE : Comment s'articule le congrès de l'UICN avec les COP de la convention sur la diversité biologique ?
ML : Les conférences des parties, que ce soit sur le climat, la biodiversité ou la désertification, les trois COP issues du sommet de Rio, sont des conférences des États. S'il en ressort de grandes orientations au niveau international, vous n'avez pas forcément d'applicabilité. Or, sur des sujets comme celui de la biodiversité, encore plus que celui du climat, vous avez besoin d'une coopération entre le monde des scientifiques, des territoires et des entreprises. L'intérêt de l'UICN, c'est cette convergence d'acteurs d'horizons différents. La biodiversité nécessite beaucoup d'actions de terrain, sinon ça ne fonctionne pas. Un congrès de l'UICN a souvent lieu avant une COP car il permet de préparer les décisions. Quand 50 ou 60 États se sont mis d'accord sur un sujet particulier à travers une coalition, vous avez d'autant plus de facilité ensuite lors des COP.
AE : Quels sont les grands enjeux du congrès de Marseille ?
ML : Il y a un vrai enjeu sur la santé-environnement. Pas à cause de la crise de la Covid mais parce que les gens qui travaillent sur ces questions de zoonoses sont persuadés de leur urgence et de leur ampleur. Cinq maladies liées à la dégradation des habitats ou de l'environnement apparaissent chaque année. La plupart du temps, elles restent sanctuarisées dans certaines zones, mais elles peuvent aussi connaître l'ampleur de la Covid-19. Lors du congrès, au moins trois motions d'urgence porteront sur la question des zoonoses et de la crise sanitaire. L'enjeu, c'est de faire comprendre le lien de causalité. Un exemple des plus parlants est celui du virus Nipah en Malaisie en 1990. Du fait de la déforestation en faveur de la monoculture d'huile de palme, les chauves-souris ont été obligées de fuir. Elles se sont retrouvées sur une côte, dans une plantation de manguiers installée au-dessus de fermes industrielles porcines. Alors qu'elles secrètent des virus en cas de stress et les rejettent dans leurs déjections, les chauves-souris ont mangé les mangues, contaminé les cochons qui ont ensuite été exportés à Singapour. On a créé une zoonose, fort heureusement arrêtée très vite. Face à cette situation, les mesures à prendre concrètement, c'est limiter la déforestation, s'interroger sur l'élevage intensif et limiter la mondialisation. Ce sont les ingrédients qui contribuent à diffuser les maladies infectieuses. Jusque-là, les experts parlaient un peu dans le vide. Des experts français avaient prédit la crise de la Covid en 2019 : Rodolphe Gozlan de l'Institut de recherche pour le développement (IRD) avait dit que les deux endroits où émergeraient des zoonoses étaient l'Ouganda et Wuhan en Chine. Les pathogènes ne sont pas distribués par hasard sur la planète. Il y a une cartographie des espèces en voie de disparition qui est superposable avec la carte de la déforestation et avec celle des épidémies. Il faut prendre cela en compte en amont des politiques internationales. Pourtant, cet enjeu n'aurait pas été entendu s'il n'y avait pas eu cette crise sanitaire mondiale.
AE : Au-delà de la santé, quels sont les autres enjeux ?
ML : Le deuxième est celui de la relance en phase post-crise. Les fonds dédiés à la relance ne doivent pas aggraver la situation de la biodiversité. Il faut aussi faire en sorte que 10 % des 13 000 milliards de dollars que les États vont consacrer à la relance soient dédiés à la nature. C'est une opportunité historique pour avoir des investissements tournés vers des sociétés qui dépendent moins des ressources naturelles et des combustibles fossiles. Un troisième enjeu, poussé par la France, est de fixer l'objectif de 30 % du territoire mondial classé à horizon 2030. En France, on y sera en 2022. Il faut des zones de protection renforcée. Si c'est pour pouvoir faire de la pêche industrielle dans n'importe quel parc marin ou de l'agriculture intensive, ce n'est pas un système de classement efficace. Le quatrième enjeu, c'est, pour nous européens, celui de la Méditerranée. La présidence française de UE devrait permettre d'agir efficacement sur les questions de biodiversité, de pollution, en particulier par les plastiques, et de surexploitation de la Méditerranée.
AE : Quelles sont les motions qui sont en discussion au niveau français ?
ML : Au-delà de ces grands enjeux, nous avons, au comité français de l'UICN, un certain nombre de débats et de motions qui restent en discussion. Parmi ceux-ci, figurent la réduction de l'impact de l'industrie minière sur la biodiversité, le renforcement de la protection des forêts anciennes en Europe, le renforcement de la protection des mammifères marins avec des zones de protection renforcée, la planification de l'espace maritime, ainsi que l'éthique avec la réaffirmation des liens entre l'homme et la nature.
AE : Quel est l'enjeu de cette dernière motion sur l'éthique?
ML : L'idée est de redéfinir un certain nombre de valeurs et d'enjeux communs au sein de l'UICN permettant d'avoir des lignes directrices sur qui peut adhérer, qui peut participer, quelles coalitions avoir avec le monde économique. Il faut agir sur le plan des grandes industries. C'est le message que doit envoyer l'UICN. Je suis assez convaincue que le monde économique est en train de bouger. Les débats préparatoires au plan français avec des grands acteurs comme le Medef, Aéroports de Paris ou les chefs d'entreprises marseillais, ont montré qu'ils avaient conscience de l'urgence. Pas toujours pour des raisons philanthropiques mais parce que les ressources en matières premières sont menacées ou parce qu'il y a un vrai risque de responsabilité.
AE : Que répondez-vous à ceux qui critiquent l'approche de protection de la nature retenue par l'UICN qui oublierait les peuples autochtones ?
ML : Les peuples autochtones sont pour beaucoup parties prenantes de l'UICN. Il y a 247 organisations qui les représentent ou traitent de la question. Un sommet des peuples autochtones, préparé depuis quatre ans, va avoir lieu en virtuel pour des raisons culturelles mais surtout sanitaires. Par ailleurs, après ce congrès, il y aura un siège particulier dédié aux peuples autochtones parmi les sièges du conseil mondial.
AE : Le lien biodiversité et changements climatiques est-il plus prégnant que jamais ?
ML : Nous sommes convaincus depuis des années que le lien est étroit. Une partie des causes des deux crises sont communes. Lorsque vous déforestez, vous perdez de la biodiversité mais aussi de la captation de carbone. Nous avons salué le rapport commun entre le Giec et l'IPBES publié en juin. Dans les années à venir, il faudra avoir des rapports d'évaluation récurrents des deux instances. Les sujets sont liés. Par contre, c'est une fausse bonne solution de penser que lorsqu'on agit pour le climat, on protège la biodiversité. L'inverse est en revanche plutôt vrai. Il est aussi important que des fonds soient spécifiquement consacrés à la biodiversité.
AE : Attendez-vous des annonces particulières du président de la République qui va ouvrir le congrès ?
ML : Lors du One Planet Summit en janvier 2021, Emmanuel Macron avait annoncé un certain nombre de rendez-vous qui devaient avoir lieu lors du congrès de l'UICN. C'était le cas pour l'initiative Méditerranée, pour la coalition de lutte contre les zoonoses et de l'action en matière de déforestation importée. Nous souhaitons avoir un point d'étape sur ce qui a été initié et a fait l'objet de beaucoup d'espoir, avec un éclairage sur les avancées françaises. Au-delà, nous avons des attentes très fortes. On pourrait saisir l'opportunité, avec ce congrès en France puis la présidence française de l'UE, d'avancer sur la question agricole : réforme de la PAC, interrogations sur les modes de culture de demain, usage des pesticides, etc.