Édouard Philippe a présenté, le 28 avril, une stratégie de déconfinement progressive incitant les entreprises à maintenir le télétravail quand elles le peuvent. Mais un grand nombre de salariés vont toutefois revenir dans les locaux de leur entreprise à compter du 11 mai. La responsabilité de l'employeur peut-elle être engagée si des manquements dans la protection des salariés sont constatés ou si l'un d'entre eux contracte le Covid-19 ? La question fait frémir nombre de chefs d'entreprise.
Dès le début de la crise sanitaire, le Gouvernement s'est voulu rassurant sur la question. « Selon le droit du travail, la responsabilité de l'employeur n'est engagée que s'il ne prend pas les mesures de prévention utiles pour la protection des salariés », indiquait déjà l'exécutif le 21 mars. En bref, le chef d'entreprise n'est confronté qu'à « une obligation de moyens ».
Cette affirmation ne rassure qu'à moitié les employeurs. Ceux-ci voient poindre les contentieux, à l'image de la procédure emblématique dirigée contre Amazon. Le 24 avril, la cour d'appel de Versailles a confirmé l'ordonnance imposant au géant américain de procéder à l'évaluation des risques professionnels liés à l'épidémie de Covid-19 en y associant les représentants du personnel. Dans cette attente, les juges ont restreint l'activité de ses entrepôts à quatre familles de produits, assortie d'une astreinte de 100 000 euros (contre 1 M€ en première instance) par opération non autorisée. Une décision judiciaire face à laquelle le logisticien a préféré suspendre l'exploitation des entrepôts concernés.
Obligation de moyen renforcée
« Il n'incombe pas à l'employeur de garantir l'absence de toute exposition des salariés à des risques mais de les éviter le plus possible et, s'ils ne peuvent être évités, de les évaluer régulièrement en fonction notamment des recommandations du Gouvernement, afin de prendre ensuite toutes les mesures utiles pour protéger les travailleurs exposés », explique le ministère du Travail dans une note mise en ligne le 20 avril. « Autrement dit, si garantir l'absence de contamination n'est évidemment pas possible, tout faire pour limiter l'exposition est obligatoire », explique Matthieu Babin, avocat associé au cabinet Capstan.
S'appuyant sur la jurisprudence, le ministère explique que l'employeur est effectivement soumis à une obligation de moyen renforcée. En se fondant sur l'arrêt d'assemblée de la Cour de cassation en date du 5 avril 2019, il affirme que ce dernier peut s'exonérer de sa responsabilité en prouvant qu'il a mis en oeuvre les mesures de prévention qui s'imposaient. Ces mesures sont celles préconisées par le Gouvernement, « en particulier les mesures prises pour respecter les gestes barrière et les règles de distanciation ». Les informations communiquées le 28 avril par le Premier ministre dans le cadre de la stratégie nationale de déconfinement ne doivent pas non plus être négligées. Et encore moins le protocole national de déconfinement pour les entreprises mis en ligne le 3 mai par le ministère du Travail.
« Face à la pandémie, la responsabilité de l'employeur est évaluée au cas par cas, au regard de plusieurs critères, explique toutefois ce dernier : nature des activités du salarié et son niveau d'exposition aux risques, compétences de l'intéressé, expérience, étendue des mesures prises par l'employeur, notamment en termes de formation et d'information, d'organisation du travail, d'instructions délivrées à la chaîne hiérarchique ». Ces mesures, ajoute-t-il, doivent être réactualisées en fonction de l'évolution de la situation dans l'entreprise, mais aussi des instructions des pouvoirs publics.
Préjudice d'anxiété
Les salariés sont censés eux-mêmes ne pas rester passifs, rappelle le ministère. « Il incombe (…) au salarié, au regard du risque de contamination, d'assurer sa propre protection, en respectant par exemple "les gestes barrière", celle de ses collègues et celle aussi des tiers évoluant dans leur environnement immédiat de travail ». « Un salarié (…) ayant côtoyé une personne susceptible de transmettre le virus, et qui n'en informe pas son employeur, commet une faute et pourrait être sanctionné à ce titre. Il en va de même pour un salarié qui ne respecterait pas les mesures d'aménagement du poste de travail ou de confinement mises en place », explique la CCI Paris Île-de-France.
Mais si l'employeur ne prend pas toutes les mesures permettant de préserver la santé et la sécurité de ses salariés, non seulement sa responsabilité pourra être engagée mais les salariés seront aussi fondés à faire valoir leur droit de retrait, rappelle la CFDT. Pour cela, il faudra qu'ils soient exposés à un danger grave et imminent menaçant leur vie ou leur santé.
Faute inexcusable de l'employeur
En cas de contamination d'un salarié, qui serait prise en charge au titre des accidents du travail ou des maladies professionnelles, la faute inexcusable de l'employeur pourrait être retenue s'il est démontré que celui-ci avait conscience du danger auquel était exposé son employé et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver. La reconnaissance d'une telle faute ouvre droit à une réparation intégrale du préjudice ainsi qu'à des dommages-intérêts.
Certains employeurs ont cherché à obtenir de leur salariés la signature d'une décharge de responsabilité. Mais, « toute convention contraire relative aux accidents du travail et maladies professionnelles est nulle de plein droit », rappelle la CFTC. Par conséquent, « toutes clauses de décharge de responsabilité, même consenties de plein gré, sont nulles ». « L'acceptation des risques par les salariés ne diminue pas la responsabilité de l'employeur. En outre, cet abus de droit fait courir un risque supplémentaire, celui des risques psychosociaux », prévient Frédéric Fischbach, secrétaire général de la confédération syndicale.
La responsabilité pénale demeure
Quant à la responsabilité pénale, la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, s'est voulue rassurante en répondant, le 29 avril, à la question du sénateur centriste Jean-Marie Bockel qui réclamait un aménagement des règles de responsabilité. « Les règles posées par le code pénal pour engager la responsabilité des élus locaux ou des employeurs privés pour mise en danger de la vie d'autrui, ou bien pour homicide ou blessure involontaire, sont restrictives. Elles reposent sur la recherche d'un comportement sciemment dangereux, d'une prise délibérée d'un risque au mépris de la sécurité des autres », a expliqué la garde des Sceaux, qui a donc répondu par la négative à cette demande.
La ministre du Travail avait déjà opposé une fin de non-recevoir aux chefs d'entreprise qui avaient réclamé une garantie législative pour se prémunir d'une mise en jeu de leur responsabilité par des salariés contaminés sur leur lieu de travail. Muriel Pénicaud avait indiqué, le 24 mars, au micro de BFMTV, qu'il s'agissait là d'un « faux débat ».
Dans leur note du 20 avril, les fonctionnaires du ministère du Travail sont moins péremptoires que leur ministre. « S'agissant de la responsabilité pénale de l'employeur, elle demeure en période de crise », reconnaît la rue de Grenelle. « Néanmoins, l'employeur qui ne peut mettre en télétravail ses salariés mais qui met à leur disposition des moyens de protection tels que savons, gel hydro-alcoolique et tout autre moyen recommandé par les pouvoirs publics, les informe régulièrement et de façon actualisée sur la prévention des risques de contamination (rappel des gestes barrière et de distanciation) en adaptant leur formation à la situation de l'entreprise et à la nature des postes occupés (fiches métier disponibles sur le site du ministère du Travail) ne devrait pas (…) encourir de sanction pénale ».
« Au regard de ce cadre juridique, je ne vois pas comment les élus locaux ou les employeurs, qui donneraient les instructions nécessaires afin d'assurer notamment le respect des gestes barrières et des dispositifs de sécurité, pourraient voir leur responsabilité engagée », conclut Nicole Belloubet.
Mais les magistrats appelés à trancher de tels contentieux pourraient ne pas faire la même lecture que le Gouvernement des circonstances exceptionnelles que nous traversons.