« Il faut être aussi raisonnable que possible dans ses comportements pour la période de transition qui va durer à peu près vingt ou trente ans », estimait, il y a peu, Augustin de Romanet. Afin de ne pas être accusé de pousser à la consommation de voyages en avion, le patron d'Aéroport de Paris a expliqué son point de vue sur BFM business, ajoutant que « si demain matin le trafic devait décroître, ça ne serait pas une tragédie existentielle pour nous ». Aujourd'hui, une nouvelle étude de l'Ademe lui fait écho en montrant que la décarbonation du secteur aérien ne pourra pas se faire sans un plafonnement du trafic. « La décarbonation du secteur à hauteur de 75 % est possible d'ici à 2050, mais seulement si tous les leviers sont activés : efficacité énergétique des avions, décarbonation des carburants et modération du trafic », résume Baptiste Périssin-Fabert, directeur général de l'Ademe par intérim.
Avec des prévisions de croissance en hausse d'ici à 2050, le trafic aérien pourrait encore augmenter son empreinte carbone de 50 % si rien n'est fait. Un rythme incompatible avec l'objectif français de neutralité carbone, qui repose sur une division par six des émissions, tous secteurs confondus. À l'heure où la France s'apprête à élaborer ses nouveaux budgets carbone, l'étude de l'Ademe vient éclairer les possibilités.
Trois scénarios prospectifs
C'est à un exercice de prospective désormais bien connu auquel l'Ademe s'est attelée pendant près de deux ans : concevoir plusieurs scénarios de décarbonation. En travaillant sur le périmètre des vols commerciaux de voyageurs et de fret, en France et à destination de la France, elle a étudié cinq catégories de leviers de décarbonation : l'augmentation du remplissage des avions, l'amélioration de l'efficacité énergétique, la baisse de l'intensité carbone de l'énergie consommée, le report modal et la réduction du niveau de trafic. Et les a mobilisés dans trois scénarios : un scénario A dans lequel les technologies sont très développées partout, un scénario B basé sur la modération du trafic et un scénario C dans le cadre duquel tous les leviers sont actionnés.
Cette mesure soulève de nombreuses inquiétudes, comme a pu le constater l'Ademe lors de ces échanges avec la filière. « Ce fut des échanges agités sur cette question, mais notre étude a aussi permis d'en parler de manière plus posée et factuelle », témoigne Baptiste Périssin-Fabert. Rappelons par ailleurs que l'aviation joue un rôle clef pour la cohésion du territoire national et qu'elle génère de nombreux emplois : 1,1 million en 2019, dont 342 000 directs. L'Ademe propose donc d'approfondir la question en évaluant, dans une seconde étude, les impact sociaux-économiques qu'aurait une stabilisation du nombre de vols, et non la croissance attendue dans les décennies à venir.
La disponibilité des carburants décarbonés sera limitée
Reste que « le plafonnement pourrait être un outil efficace à court terme, le temps que les technologies de décarbonation se généralisent », estime Marc Cottignies, expert de l'Ademe, auteur de l'étude. Car, en effet, il ne faut pas s'attendre à des réductions rapides des émissions si l'on se fie uniquement aux développements des agrocarburants (e-fuel) ou à l'avion à hydrogène. Ce dernier serait prêt à compter de 2035, date la plus optimisme d'Airbus. Il s'adresserait surtout aux vols courts-courriers, soit au plus 7 % des parcours en 2050, quel que soit le scénario de l'Ademe.
Du côté des carburants d'aviation durable (CAD) à base de biocarburants ou d'électrocarburants, les effets pourraient être directs et massifs, car l'utilisation du kérosène est la principale source de CO2 du secteur. Les biocarburants produits à partir d'esters et d'acides gras hydrotraités (huiles de cuisson usagées ou résidus de graisses animales) seront les seuls disponibles d'ici à 2030. Ils émettent environ 65 % de CO2 en moins que le kérosène.
À partir de 2030, viendront les biocarburants de seconde génération fabriqués à partir de résidus de cultures et de déchets (- 88 % de CO2), s'il y en a suffisamment pour l'aviation. La production d'électrocarburants à partir d'électricité décarbonée et de CO2 capturé à la sortie d'installations industrielles commencera tout juste. Mais leur pouvoir de décarbonation dépendra du mix électrique du pays dans lequel ils sont produits, c'est-à-dire celui d'où les avions décollent. « Aujourd'hui, différentes études nous permettent d'anticiper l'évolution du mix électrique des pays du monde. Elles révèlent que les électrocarburants constitueront un vrai levier de décarbonation uniquement pour les vols au départ de l'Union européenne, du reste de l'Europe (dès 2040) et de l'Amérique centrale et du Sud », détaille Marc Cottignies.
Finalement, la production de carburants durables se base sur des ressources déjà convoitées par ailleurs. « Par conséquent, choisir d'approvisionner massivement le secteur aérien en biocarburants, en électrocarburants et en hydrogène est le résultat d'un choix de politique publique, qui implique d'arbitrer un ordre de priorité entre les différents secteurs (transport aérien, transport routier, bâtiment, industrie, bioéconomie...) », prévient l'Ademe dans son étude. « Quelle que soit la famille, il y aura un problème de disponibilité de la ressource, l'électricité bas carbone va devenir une ressource rare, ajoute Baptiste Périssin-Fabert. Notre rôle, à l'Ademe, n'est pas de choisir le scénario, mais ces exercices de pensée peuvent aider à construire les politiques publiques », conclut-il.
Cette étude va, en effet, enrichir les réflexions du gouvernement et du secteur de l'aviation en vue de l'élaboration de la prochaine Stratégie française énergie-climat et celle des budgets carbone à partager entre tous les secteurs d'activité.