« J'invite les salariés dont les entreprises sont encore ouvertes et les activités indispensables au bon fonctionnement du pays à se rendre sur leur lieu de travail », a appelé Bruno Le Maire, le 18 mars. Et le ministre de l'Économie de citer l'industrie, les entreprises de nettoyage, de traitement des eaux, de l'agroalimentaire ou encore de la grande distribution. Le 21 mars, le Gouvernement demandait aux entreprises du BTP, à l'issue d'échanges « soutenus », la poursuite de leur activité pour éviter une mise à l'arrêt total des chantiers qui « déstabiliserait non seulement les entreprises concernées mais aussi l'ensemble de la chaîne économique ». Mardi 24 mars, l'exécutif incitait les Français à renforcer la filière agricole et agroalimentaire sous la pression des organisations agricoles, alors que la pénurie de main-d'œuvre se fait grandement ressentir sur le terrain.
Même si le Gouvernement affirme que « sécurité sanitaire et sécurité économique doivent aller de pair » et que la protection de la santé des Français est sa priorité, se pose la question de l'exposition des salariés à des situations de risque inédites et à la possibilité d'exercer leur droit de retrait. Mais les conditions permettant de mettre en œuvre ce droit restent strictement encadrées.
Une situation particulière de travail
Dans quel cas, ce droit peut-il être exercé ? L'article L. 4131-1 du code du travail prévoit que le droit de retrait peut être exercé par le travailleur exposé à « un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé ». « L'appréciation se fait au cas par cas », explique le ministère du Travail dans un échange « questions/réponses » consacré au coronavirus. « Peut être considéré comme "grave" tout danger susceptible de produire un accident ou une maladie entraînant la mort ou paraissant devoir entraîner une incapacité permanente ou temporaire prolongée et comme "imminent", tout danger susceptible de se réaliser brutalement dans un délai rapproché », détaille le document.
Cela étant dit, le ministère évacue immédiatement la possibilité d'invoquer le droit de retrait de façon systématique dans cette situation inédite de pandémie. « Il convient de souligner que le droit de retrait vise une situation particulière de travail et non une situation générale de pandémie », affiche en effet comme préalable le document. Et le ministère d'expliquer qu'à partir du moment où l'employeur a mis en œuvre les dispositions prévues par le code du travail, suivi les recommandations nationales émises par l'exécutif pour faire face à la pandémie, informé et préparé son personnel, « le droit individuel de retrait ne peut en principe pas trouver à s'exercer ».
Pour la CGT, la position affichée par le Gouvernement est restrictive. « D'abord, le droit de retrait est un droit garanti par des dispositions législatives et mis en œuvre sous le contrôle des conseils de prud'hommes, ce n'est pas au Gouvernement de le définir. De plus, les recommandations du Gouvernement paraissent parfois bien légères au vu des risques de contamination encourus », explique la centrale syndicale.
Formalisme juridique
Il semble en revanche acquis et partagé par les parties prenantes que le fait que l'employeur ne mette pas en œuvre les recommandations du Gouvernement ouvre la voie au droit de retrait. Et la CGT d'illustrer ces cas : refus de télétravail alors qu'il est possible, absence de mise en place de protection en cas d'accueil du public, absence d'affichage des gestes barrières, absence de nettoyage adéquat des locaux, etc. La centrale de Montreuil rappelle aussi que le danger peut être caractérisé aussi bien par une cause extérieure au salarié que par son état de santé. « Ainsi, un salarié vulnérable au coronavirus (femmes enceintes, personnes âgées de plus de 60 ans, gros fumeurs, personnes asthmatiques ou connaissant des difficultés respiratoires) pourrait mettre en œuvre son droit de retrait beaucoup plus facilement », indique la CGT.
« À l'heure où tout un chacun se demande comment il peut contribuer à lutter contre la propagation du virus, l'exercice du droit de retrait peut constituer une mesure forte et efficace. Encore faut-il qu'il soit mis en œuvre de façon appropriée », affirme la centrale syndicale. Les employeurs veillent en effet au respect du formalisme juridique prévu par le texte, à défaut de quoi le droit de retrait pourrait être qualifié d'abusif.
« Faux débat sur la responsabilité »
L'appréciation du caractère éventuellement « grave et imminent » du danger relève « du juge qui vérifie le caractère raisonnable du motif », indique le ministère du Travail. Cette position, laissant au juge plutôt qu'à l'inspecteur du travail la responsabilité de statuer, est affirmée par la direction générale du travail dans une instruction en date du 13 mars 2020. « Ces textes gouvernementaux n'offrent pas beaucoup de sécurité juridique à l'employeur », déplore le cabinet Pradel.
Plusieurs fédérations professionnelles ont aussi relayé les craintes des chefs d'entreprise de voir leur responsabilité engagée dans des situations d'exposition de leurs salariés, réclamant une garantie législative au Gouvernement. « C'est un faux débat », rétorque la ministre du Travail, Muriel Pénicaud, dès lors que les chefs d'entreprises appliquent les règles de protection habituelles auxquelles s'ajoutent les gestes barrières et les mesures de réorganisation du travail. « À cet égard, il est rappelé que, selon le droit du travail, la responsabilité de l'employeur n'est engagée que s'il ne prend pas les mesures de prévention utiles pour la protection des salariés et qu'il s'agit d'une obligation de moyens », indique le Gouvernement dans son communiqué à l'attention des entreprises de BTP.
Créer un rapport de force
« Aucune sanction ou retenue sur salaire ne peut être appliquée du fait de l'exercice légitime du droit de retrait », rappelle le ministère. Et l'employeur ne peut demander au travailleur qui a fait usage de ce droit, de reprendre son activité dans une situation de travail où persiste un danger grave et imminent.
En revanche, « si l'exercice de ce droit est manifestement abusif, une retenue sur salaire pour inexécution du contrat de travail peut être effectuée », indique la rue de Grenelle. « Néanmoins, pour que cette retenue ne soit pas assimilée à une sanction pécuniaire illicite, l'absence de danger grave et imminent doit avoir été démontrée », rappelle le cabinet Pradel, qui, au final, déconseille aux employeurs d'effectuer une retenue sur salaire unilatérale. L'exercice illégal du droit de retrait constitue en revanche une cause réelle et sérieuse de licenciement, indique le ministère du Travail, rappelant que la situation est appréciée par le juge lorsqu'il est saisi.
Mais si la mise en œuvre du droit de retrait requiert beaucoup de formalisme, la menace de son usage peut aussi être utilisée pour contraindre les employeurs à mettre en place les mesures de protection qu'impose cette situation de crise sans précédent. « La simple évocation d'un exercice collectif du droit de retrait lors de discussions avec l'employeur peut permettre de créer un rapport de force propre à contraindre celui-ci à prendre les précautions nécessaires pour protéger les salariés et limiter la propagation du virus (mesures barrières, diminution de l'activité, annulation de certains déplacements, etc.) », explique la CGT à l'attention des travailleurs exposés.
L'exercice, début mars, du droit d'alerte et de retrait par les salariés du musée du Louvre avait ainsi contraint la direction à prendre des mesures de protection et de limitation du nombre de visiteurs, rappelle le syndicat.