A quoi sert le marché carbone européen ? Lors de la signature du protocole de Kyoto en 1997, les États ont pris des engagements contraignants en termes de réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre. L'Union européenne s'est engagée à réduire, d'ici 2012, de 8% ses émissions globales par rapport à 1990. En théorie, le système communautaire d'échange de quotas de gaz à effet de serre (Emission Trading Scheme, ETS), instauré en 2003 par une directive européenne à l'usage des sites industriels les plus émetteurs de CO2, devait être l'outil de réduction des émissions de carbone de l'Union européenne, mettant ainsi en œuvre la notion de "marché de droits à polluer" développée par le prix Nobel d'économie Ronald Coase dans les années 1960.
Or il n'en est rien. La concentration en carbone dans l'atmosphère a dépassé le seuil alarmant de 400 ppm, tandis que l'année 2013 a commencé avec un surplus de deux milliards de crédits carbone sur le marché européen. Selon la Chaire d'économie du climat de l'université Paris-Dauphine, pilotée par Christian de Perthuis et Raphaël Trotignon, trois facteurs concourent aux dysfonctionnements actuels du marché carbone : la crise économique et financière, qui a provoqué une chute de la demande de quotas par les entreprises industrielles ; l'entrée massive de crédits internationaux Kyoto, dont le système européen des quotas est devenu l'acheteur unique ; la superposition de l'instrument ETS avec d'autres politiques communautaires, telles que les directives sur les énergies renouvelables et l'efficacité énergétique.
Aujourd'hui, la Commission européenne est au chevet de l'ETS. Lors d'une audition à l'Assemblée nationale, le 4 juin, la Commissaire européenne en charge de l'action pour le climat, Connie Hedegaard, a réaffirmé la nécessité de prendre des décisions structurelles afin de "sauver le marché des quotas". En dernier recours, la Commission a proposé d'adopter un système de back-loading (gel des quotas) afin de redresser le marché : 900 millions de quotas qui devaient être attribués dans les trois prochaines années seraient reportés à 2019, afin de faire remonter le cours de la tonne de carbone et d'absorber les excédents sur le marché, estimés à 1,4 milliard de tonnes. Cette proposition a été rejetée par le Parlement européen le 16 avril dernier, en raison des réticences d'Etats tels que la Pologne et de la pression des groupes industriels, défavorables à cette mesure. Ce vote a accentué l'
Perte de contrôle
A la suite de ce rejet, dans une déclaration commune publiée le 7 mai 2013, les ministres de l'Environnement de neuf pays (France, Allemagne, Royaume-Uni, Pays-Bas, Suède, Danemark, Portugal, Finlande et Slovénie) ont demandé à la Commission européenne de "présenter, d'ici la fin de l'année au plus tard, des propositions" pour réformer ce marché afin de "donner aux investisseurs un signal clair sur l'ambition de l'Europe en termes de maîtrise du carbone au-delà de 2020". Les ministres soutiennent aussi un gel immédiat de quotas, proposition de la Commission sur laquelle le Parlement européen se prononcera une nouvelle fois en juillet.
Une réforme structurelle du marché européen des quotas de CO2 devient urgente, a estimé la ministre française de l'Ecologie et de l'Energie Delphine Batho lors d'un colloque à Paris-Dauphine, le 28 mai, pour permettre notamment une meilleure visibilité aux investisseurs au-delà de 2020. "Nous soutenons la nécessité d'une intervention rapide sur le marché européen du CO2, au travers de ce qu'on appelle le back-loading pour réhausser le prix du CO2. Cette intervention est absolument nécessaire, mais doit s'inscrire dans une logique de réforme structurelle de l'ETS", a-t-elle souligné, se déclarant favorable à un prix plancher du carbone.
La plate-forme Scrap EU-ETS estime quant à elle que le marché carbone européen est incapable de résoudre la crise climatique. L'ETS européen présente des défauts de fabrication structurels, qui ne peuvent pas être corrigés. De fait, le marché européen n'a pas réduit les émissions de gaz à effet de serre, en raison d'un excès de permis d'émissions gratuits et de crédits bon marché provenant de projets de compensation dans les pays du Sud. Ironiquement, les projets de compensation ont même abouti à une hausse des émissions dans le monde, selon plusieurs sources. Les réductions d'émissions signalées après 2008 dans l'Union européenne résultent principalement à la crise économique – une majorité d'études conviennent du manque de preuves d'un lien de causalité entre les réductions d'émissions et le marché carbone européen. La délocalisation des productions industrielles vers la Chine et les pays du Sud est une autre source de réductions fictives. Une étude publiée par l'Académie des Sciences des Etats-Unis estime que dans certains pays européens, les émissions "importées", véritables passager clandestin résultant de l'importation des produits et non comptabilisées comme des émissions européennes, ajouteraient plus de 30% au total des émissions.
Dysfonctionnements structurels
Outre cette inefficacité structurelle à réduire les émissions, l'ETS européen présente une série de dysfonctionnements maintes fois signalés. Ce marché du carbone, le plus grand du monde, se caractérise par des prix du carbone volatils et en baisse. Le recours des entreprises aux mécanismes de compensation MDP (mécanisme de développement propre) a explosé, sans prouver son efficacité réelle, voire s'est illustré par des effets pervers. Beaucoup d'entreprises utilisant la compensation ont ainsi vendu leurs permis (attribués gratuitement) pour acheter des crédits MDP à un prix significativement plus bas "et ont empoché la différence", signale Scrap EU-ETS, qui a compilé des études multiples illustrant les dérives du MDP. Selon une étude du groupe Sandbag, les entreprises européennes soumis à l'ETS ont racheté pour 254 millions de crédits MDP pour liquider 13% de leur crédit carbone avant 2013.
A fortiori, le marché du carbone européen a fonctionné comme un système de subvention pour les émetteurs de carbne. Les deux premières phases du marché du carbone européen (2005-2007, 2008-2012) accordaient aux sites industriels des permis gratuits basées sur leurs émissions passées, agissant comme une subvention de facto. Des recherches estiment que presque l'intégralité du coût de mise en conformité avec le marché carbone européen a été financée par les consommateurs. Le cabinet CE Delft suggère que les bénéfices exceptionnels qui en ont été tirés ont atteint 14 milliards d'euros entre 2005 et 2008. Les producteurs d'électricité en ont tiré un double dividende, en cumulant allocations gratuites et augmentation du prix de l'électricité, ce qui explique leurs bénéfices exceptionnels situés entre 23 et 71 milliards d'euros dans la deuxième phase de l'ETS, selon WWF/Point Carbon.
Autre inconvénient du marché carbone, c'est que son illisibilité et sa complexité est propice aux fraudes. "Pour créer des unités carbones commercialisables, on doit mesurer la pollution qui a eu lieu ou qui n'a pas eu lieu, en utilisant des mesures approchées et d'autres procédures de calcul incertaines et souvent invérifiables qui ouvrent la voie aux abus", signale SCRAP EU-ETS. En 2009, une fraude "carrousel" à la TVA, s'appuyant sur le régime fiscal applicable aux transactions transfrontalières, aurait porté sur 5 milliards d'euros. Le scandale a conduit plusieurs États, dont la France, à mettre fin à la TVA sur les échanges de quotas et BlueNext a été fermé en deécembre dernier. L'ONU a également dû récuser sa principale agence de vérification du système MDP en 2009 et suspendre l'Ukraine en 2011 à cause d'une fraude minimisant les émissions.
Des initiatives multiples
La Banque mondiale elle-même serait-elle sceptique quant à l'avenir de l'ETS ? Son rapport Mapping Carbon, Pricing Initiatives, publié fin mai 2013, remplace la série Etat et tendances des marchés carbone. La Banque s'en explique : "A la différence des années précédentes, le présent rapport ne fournit pas d'analyse quantitative et sur la base des transactions du marché international du carbone, car l'état actuel du marché invalide toute tentative et toute pertinence d'une telle analyse". La Banque décrit l'émergence d'initiatives nationales et régionales telles que le Cap and Trade Program, entré en vigueur en 2012 en Californie, les marchés carbone de Corée du Sud, du Kazakhstan et de Nouvelle-Zélande, la Regional Greenhouse Gas Initiative dans les Etats du nord-est des Etats-Unis, le marché carbone québecois, la Chine elle-même lance 7 marchés carbone pilotes régionaux, impliquant les villes de Pékin, Shanghai, et Guangdong, en vue d'établir un ETS national. Pour la Banque mondiale, ce sont autant de signaux que l'ETS européen, pionnier en la matière, a fait des petits. En même temps, cette atomisation signale la disparition d'un marché international du carbone.
Selon la Chaire d'économie et du climat de Paris-Dauphine, "un back-loading seul ne permet pas de redresser le marché à moyen-long terme et conduit à brouiller d'autant plus les conditions d'anticipation des participants au marché". Il s'agit d'abord d'agir sur le plafond de quotas en fixant au sein des 27 membres de l'UE un objectif de réduction de 40% des émissions en 2030. Une autorité indépendante du marché carbone devrait être instaurée, pour assurer la cohérence et la crédibilité du système. Celle-ci aurait pour mandat de gérer les quantités de quotas et la dynamique des enchères, et d'en rendre compte publiquement devant le Conseil et le Parlement européen.
D'autres propositions, plus alternatives, circulent, comme celle de la carte carbone introduite par David Fleming et Mayer Hillman, deux chercheurs britanniques, et le système de cap and share porté par le think tank irlandais Feasta : chaque personne se verrait remettre un quota annuel de droits d'émissions de CO2 qui conditionnerait toute consommation d'énergie primaire (gaz, électricité, fioul, essence, etc.). Pour faire le plein dans une station-service, par exemple, les particuliers devraient payer en monnaie le prix commercial de l'essence, comme c'est le cas actuellement, mais également son prix climatique, en restituant le nombre de droits d'émissions correspondant à la pollution engendrée. La taille des quotas individuels distribués aux habitants du pays diminuerait progressivement, dans le cadre d'un budget carbone national indépassable, fixé en cohérence avec les engagements climatiques du pays. L'aspect révolutionnaire du cap-and-share réside dans le fait que les allocations ne sont plus réservées seulement aux gros émetteurs, mais réparties de manière équitable, par individu, ce qui permet l'implication de tous dans la régulation du climat.