"Le monde est un système adaptatif complexe non linéaire, avec des seuils, des points de bascule et des surprises" : par cette ouverture d'un colloque co-organisé par l'Iddri (1) le 25 avril à Paris, l'économiste américain Robert Costanza, enseignant-chercheur à l'institut pour des solutions durables de l'université de Portland (Oregon), brosse le constat d'une planète malmenée par les activités humaines, qui s'aventure dans un état d'instabilité inconnue. En cause : la croissance. Celle-ci ne peut plus se dérouler dans un monde fini sans entamer la base même du capital naturel et social, selon Costanza. Dans un ouvrage collectif publié en 2012 par les Nations unies, Building a Sustainable and Desirable Economy-in-Society-in-Nature (2) , Costanza et ses co-auteurs proposent de repenser fondamentalement notre système économique, sur la base d'une "économie écologique" telle que définie par l'économiste américain Herman Daly.
Robert Costanza est l'un des pionniers de l'économie écologique. L'article qu'il publie dans la
Valoriser le capital naturel
Dans le sillage de cette étude pionnière, des économistes tels que Nicholas Stern et son étude sur le prix du climat (4) et Pavan Sukhdev et son économie des écosystèmes et de la biodiversité (5) ont déterminé les valeurs des "services" écosystémiques : valeurs d'usage directes, valeurs d'usage indirectes, taux d'actualisation, valeurs de non usage ou valeurs intrinsèques. En d'autres termes, renoncer à détruire revient-il plus cher que de sauvegarder un bien commun tel que le climat ou la biodiversité ? Depuis l'étude de Costanza en 1997, des recherches telles que celles menées par le Rockström Institute de Stockholm (Suède) sont venues confirmer l'insoutenabilité de la croissance, réhabilitant la notion de "limites" qui avait été inaugurée par le rapport Meadows en 1972 (Limits to Growth). D'après les travaux de Johan Rockström et de ses collègues, neuf secteurs sollicitent d'urgence la définition de limites planétaires : le changement climatique, la perte de biodiversité, l'excès de production d'azote et de phosphate, la diminution de la couche d'ozone, l'acidification des océans, la consommation mondiale d'eau douce, les changements d'occupation des sols, la pollution de l'air, et la pollution chimique. Selon Rockström et son équipe, l'humanité aurait déjà franchi trois de ces seuils critiques : celui du changement climatique, de la perte de biodiversité et de la production excessive d'azote. Seul le "coût vrai" (6) de ces dégradations pourrait permettre de les enrayer. Selon Costanza, depuis 1997, cette prise de conscience s'est diffusée. Aujourd'hui, c'est la dégradation des écosystèmes qui est en passe d'affecter l'économie, et la croissance elle-même "a des répercussions négatives sur le bien-être, le captal social et le capital naturel".
Dépasser l'économie de croissance
Substituer le bien-être à la croissance est une des pistes explorées par l'équipe de Costanza. Certains pays, comme le Bhoutan, mettent le bonheur parmi leurs critères de politiques, et non pas seulement le PIB. Selon plusieurs économistes, comme Richard Layard et Robert Frank, le bien-être national augmenterait si les habitants consommaient moins et s'ils consacraient plus de temps à leur famille, à leurs amis, à travailler pour la société, à entretenir leur santé mentale et physique et à profiter de la nature. L'économie écologique propose d'intégrer les contributions non marchandes à l'économie par des indicateurs, comme l'indice du développement humain des Nations unies, l'indice de bien-être économique durable, ou l'indicateur de progrès véritable (IPV). Comparer le PIB et l'IPV des Etats-Unis montre la disjonction entre ces deux indicateurs depuis 1975. Les Etats-Unis et d'autres pays développés sont entrés dans une ère qu'Herman Daly a appelée la "croissance non économique" ou "croissance non rentable", dans laquelle toute nouvelle hausse de l'activité économique marchande réduit le bien-être au lieu de l'accroître.
Une deuxième piste propose de valoriser les actifs indispensables pour soutenir une économie réelle génératrice de bien-être : le capital bâti, le capital humain, le capital social et le capital naturel : "En envisageant la nature, la biosphère et la terre sous la forme de capitaux, nous reconnaissons la contribution, souvent ignorée, de ces éléments à l'économie. L'économie écologique considère l'économie comme un sous-système intégré à des cultures et à des sociétés, elles-mêmes intégrées à la géo-biosphère." Le capital bâti est créé à partir du capital naturel. La soutenabilité écologique implique de reconnaître que le capital naturel et le capital social ne peuvent être infiniment substitués par les capitaux bâti et humain. A l'avenir, la recherche de la productivité ne sera plus le leitmotiv. Le capital humain sera valorisé par une économie plus coopérative et une démocratie participative, mais aussi par la réduction du temps de travail, qui s'avère un moyen efficace pour réduire notre consommation de ressource, car elle limite naturellement la production et la consommation.
Instaurer un secteur des biens communs
Troisième piste : instaurer un nouvel ensemble de régimes de propriété. Les ressources rares sont dites rivales, au sens où leur utilisation par une personne ou un acteur privé en diminue la quantité disponible pour les autres. Exemples : les stocks halieutiques, ou la capacité de l'atmosphère à absorber les excédents de carbone. "La plupart des actifs du capital naturel et social constituent des biens communs et ne peuvent en conséquence être gérés de manière efficace par la propriété privée", souligne l'ouvrage collectif, qui propose d'instaurer un secteur des biens communs, "distinct du secteur public comme du secteur privé, qui serait doté de droits de propriété commune sur les ressources issues de la nature ou de la société dans son ensemble". Ce secteur "aurait pour mission de gérer ces ressources de façon à ce que tous les citoyens, mais aussi les générations futures, puissent en bénéficier à parts égales." Les décideurs peuvent aussi transférer ces droits par le biais d'un fonds fiduciaire de biens communs, qui aurait pour mission de chapeauter leur utilisation en limitant leur rythme d'exploitation à un niveau inférieur ou égal au rythme de leur renouvellement. Exemples : les fiducies foncières, les fiducies de préservation (comme le Fonds fiduciaire du Bhoutan pour la préservation de l'environnement), les fiducies pour les aquifères ou les jardins collectifs.
Quatrième piste : la réappropriation du pouvoir de création monétaire par le secteur public. L'Etat retirerait aux banques le droit de créer de la monnaie en passant progressivement à une exigence de réserve de 100%, tandis que le secteur public pourrait créer de l'argent par différents biais : produire les biens publics délaissés par le secteur privé, investir dans le capital social et humain pour créer des emplois, pour réagencer les infrastructures nationales ou restaurer les systèmes naturels. L'Etat n'aurait plus à emprunter de l'argent ni à le rembourser avec intérêt. Il n'y aurait plus de dette. "Sans croissance exponentielle de la dette et sans versement d'intérêts, plus rien n'obligerait à choisir entre misère et croissance infinie ", analysent les auteurs. L'objectif étant, pour l'économie, d'atteindre un "état stable", une situation d'équilibre avec des niveaux de production soutenables, ce qui exigera probablement une réduction significative de l'activité marchande des pays riches et, en conséquence, une réduction de la masse monétaire totale nécessaire au soutien de l'économie.