
Directeur au sein du cabinet IHS CERA
Actu-environnement : Quelle est la situation actuelle du marché carbone européen ?
Fabien Roques : Les prix du permis d'émission de CO2 sont passés sous les 10 euros l'été dernier et depuis un trimestre ils naviguent entre 6 et 8 euros.
Cette évolution a ouvert un débat sur une éventuelle réforme du marché. L'ensemble des analystes s'accordent à dire qu'il y a trop de permis d'émission de dioxyde de carbone sur le marché, comptes tenus des émissions anticipées sur la période couvrant la phase II (2008-2012) et la phase III (2013-2020). Les crédits excédentaires pouvant être conservés pour couvrir les émissions de la période suivante, cela impacte aussi les anticipations en vue d'une future phase IV après 2020.
AE : Comment analysez-vous cet excès de permis d'émission ?
FR : Il s'est passé plusieurs choses depuis que le plafond d'émission a été défini pour la phase II et la phase III.La crise économique est un facteur déterminant pour expliquer la chute des émissions de gaz à effet de serre (GES) par rapport aux prévisions initiales.
Cependant, ce n'est pas le seul élément qui explique cette divergence par rapport à la trajectoire d'émissions anticipée. Ainsi, les mouvements sur le marché gazier ont conduit à un effondrement des prix du gaz avec l'exploitation du gaz de schiste aux Etats-Unis alors que les prix du gaz en Europe restent liés à ceux du pétrole et n'ont guère baissé. Paradoxalement, le gaz est devenu plus compétitif par rapport au charbon pour la production d'électricité aux Etats Unis alors qu'il n'y a pas de marché du carbone. C'est tout le contraire en Europe, ou les centrales au charbon tournent à plein régime.
Enfin, un dernier point important est l'absence de prise en compte des politiques en faveur de l'efficacité énergétique et des renouvelables lors de la fixation du plafond. C'est un problème fondamental car le marché du carbone n'a pas été décliné en tenant compte des autres règlementations. Or ces politiques, qui offrent des incitations directes à l'investissement bas carbone, sont souvent plus efficaces que le marché du carbone.
AE : Cela traduit-il un problème structurel lié à la conception même du marché du carbone ?
FR : Un problème structurel et un problème conjoncturel se combinent et expliquent la chute actuelle des prix du CO2.
Si l'on s'intéresse au fonctionnement du marché ETS, on constate qu'il est efficace. Aujourd'hui on a un équilibre offre / demande avec un surplus de permis d'émission qui se traduit par un prix bas. Par contre si l'on revient à l'objectif politique, à savoir donner un prix au carbone qui incite les industriels à réduire leurs émissions, alors on ne peut que constater l'échec.
La Commission souhaite que le marché du CO2 soit au centre de la politique bas carbone de l'Union. Or, on constate qu'en réalité il est au deuxième plan : on obtient d'abord des réductions d'émission de CO2 via différentes politiques sectorielles et ensuite, de manière résiduelle, le marché ETS détermine un prix du carbone.
AE : L'UE envisage de retirer une partie des quotas alloués afin de réduire l'offre et faire remonter les prix. Ce set aside vous semble-t-il adapté aux problèmes actuels ?
FR : Effectivement, la Commission européenne envisage de retarder la mise aux enchères de certains permis d'émission afin de faire remonter le prix du CO2. Le fait que cette discussion ait été initiée dans le cadre des négociations relatives à la nouvelle directive sur l'efficacité énergétique fait sens avec ce que j'expliquais précédemment sur l'impact sur le marché carbone des autres instruments politiques climatiques et énergétiques.
Cependant, cette façon de procéder est à double tranchant puisqu'on intervient au motif que le prix sur le marché ne plait pas à la Commission. Aujourd'hui l'intervention vise à relever les cours du carbone, mais rien ne dit qu'il n'y aura pas une intervention contraire dans quelque temps si les prix sont jugés trop élevés. Finalement, le marché anticipera qu'il y une zone de prix politiquement acceptable et que les décideurs interviendront pour maintenir le prix dans cette zone. Si tel est l'objectif, autant substituer au marché carbone une taxe carbone qui permet d'obtenir un prix négocié et "correct". Il faut donc être très prudent avec cette intervention éventuelle à court terme sur le marché du carbone et travailler en priorité, ou à défaut en parallèle, sur une réforme structurelle de l'ETS.
AE : Selon vous, quelle réforme serait nécessaire pour remettre le marché carbone au centre de la politique climatique européenne ?
FR : L'économie européenne a besoin d'un marché du carbone qui envoie de bons signaux aux investisseurs pour atteindre les objectifs ambitieux de décarbonation à 2050. L'émergence d'un prix du carbone crédible à long terme exige une réforme structurelle et non une intervention ponctuelle ad hoc.
Il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain : l'ETS fonctionne, et il faut rappeler deux éléments essentiels qui à mes yeux le rendent indispensable pour l'Europe. C'est le seul outil de politique énergétique vraiment européen, alors que le développement des énergies renouvelables et le choix d'un mix énergétique restent du ressort des Etats. De plus, une approche basée sur un marché plutôt que sur une taxe permettra de relier le marché européen aux autres marchés carbone qui verront le jour dans le monde.
S'agissant des réformes structurelles, on pourrait par exemple réduire le plafond d'émissions de la future phase IV. Une autre option serait de porter l'objectif européen de réduction d'émissions d'ici 2020 de 20 à 30%, et d'adapter de manière proportionnée le plafond de l'ETS. L'action serait structurelle dans le sens où l'engagement européen prévoit la possibilité d'une telle politique.
Néanmoins, de telles interventions seraient à mon sens insuffisantes et ne résoudraient pas le cœur du problème, à savoir fixer par avance une offre de quotas, le plafond d'émission, alors que la demande de quotas peut fluctuer par toute modification ultérieure des politiques environnementales ou énergétiques. Il faut donc établir des règles afin d'ajuster l'offre de permis d'émission. C'est-à-dire qu'on établirait des règles d'ajustement automatique du plafond d'émission en fonction des changements des autres politiques énergétiques et environnementales. Il ne s'agirait pas d'une intervention politique de la Commission, comme le set aside, mais d'une règle structurante du marché, prévisible et anticipée par les acteurs. En allant plus loin, un tel mécanisme pourrait être géré par une autorité indépendante de la Commission, comme le préfigurent déjà les plateformes de mise aux enchères d'une partie des quotas de la phase III.
AE : On évoque aussi un problème de répartition des quotas entre acteurs : les producteurs d'électricité qui représentent plus de la moitié des émissions couvertes ont obtenu un nombre de quotas inférieur à leur besoin alors que les autres secteurs ont bénéficié d'allocations excédentaires. Selon vous, qu'en est-il?
FR : Effectivement les énergéticiens sont les seuls acteurs du marché pour lesquels les quotas alloués sont insuffisants pour couvrir leurs émissions anticipées sur la phase III. Bien que quelque 12.000 installations soient couvertes par le marché, ce dernier est en réalité tiré par une poignée d'électriciens allemands, anglais ou italiens.
Ce qui explique cette répartition c'est que la production d'électricité n'est pas délocalisable, à l'inverse d'autres secteurs industriels soumis à une rude concurrence internationale. La seule façon de renforcer la contrainte sur les autres secteurs tout en limitant les fuites de carbone serait à mon sens d'établir une taxe carbone aux frontières.