Outre l'équilibre naturel, la radioactivité relâchée lors des catastrophes nucléaires perturbe aussi l'équilibre social, a rappelé début février Jacques Repussard, directeur de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Pour répondre à ces enjeux, l'institut propose de revoir la doctrine française relative à l'évacuation des populations. Plutôt que de déplacer les populations riveraines en fonction des niveaux de radioactivité, il propose de laisser le choix aux habitants de rester et de les accompagner pour limiter leur exposition aux rayonnements ionisants. Mais l'IRSN sait que le sujet est particulièrement controversé et se défend de chercher à rendre acceptable un accident nucléaire. Cette accusation est "absurde", selon son directeur général.
Retour non durable
Que prévoit la doctrine française ?
En mai 2011, l'IRSN a publié un rapport d'évaluation des doses reçues, au cours des 66 premiers jours, par les populations impactées par les retombées radioactives de la catastrophe de Fukushima. A cette occasion, l'Institut indiquait que dans une telle situation, il "proposerait de prendre en compte un seuil de contamination de 600.000 becquerels (Bq) par m2 pour les césiums 137 et 134 (correspondant à une dose externe maximale de 10 mSv pour la première année) comme limite au-delà de laquelle une évacuation du territoire serait nécessaire".
L'Institut proposait aussi de "compléter [les mesures d'évacuation] par une surveillance active de la qualité radiologique de l'alimentation (respect des normes) et par un apprentissage des pratiques d'autoprotection vis-à-vis de l'exposition radiologique résiduelle (pratiques agricoles, pratiques alimentaires)". Il semble que cette approche prend aujourd'hui le dessus chez les experts en radioprotection. L'IRSN "doit faire des propositions réalistes", justifie le directeur de l'IRSN.
Qui accepte de revenir dans les zones évacuées ? Principalement des personnes âgées, leurs enfants et petits enfants préférant refaire leur vie ailleurs lorsqu'ils le peuvent, explique Reiko Hasegawa. A terme, cette situation pourrait devenir plus préoccupante encore : les personnes âgées pourraient avoir à repartir face au manque de personnel médical induit par le non retour des populations jeunes. Les maisons de retraite et hôpitaux pourraient ne plus pouvoir tenir leur rôle auprès des personnes âgées.
Perte de confiance
Pour Reiko Hasegawa, cette situation résulte à la fois d'un manque de transparence des autorités et d'une "politisation" de la question du "retour". Elle constate une "perte de confiance de la population envers les autorités et les experts publics". Selon elle, l'un des facteurs clés pour comprendre les difficultés de retour, même après décontamination, est le zonage effectué par les autorités sur les bases de la radioactivité. Pour encourager le retour des populations, les pouvoirs publics se sont engagés à décontaminer certaines zones pour abaisser le niveau des radiations en-deçà de 1 millisievert (mSv) par an, alors qu'initialement, le seuil d'évacuation avait été fixé à 20 mSv par an.
Cette promesse politique est censée rassurer les populations qui remettent en cause le seuil initial. Mais elle se révèle contre-productive. Dans les faits, la décontamination promise est irréaliste sur un territoire couvert à 70% de montagnes et de forêts. Les populations jugent que si la radioactivité est effectivement repassée sous 1 mSv devant leur maison, elles ne connaissent rien des niveaux rencontrés dans la forêt derrière cette même maison, explique Reiko Hasegawa.Une telle décision "aggrave le mal", déplore Jacques Répussard, de l'IRSN, estimant que "la situation aurait pu être différente, si le gouvernement n'avait retenu le seuil de 1 mSv".
Certitudes bouleversées
Si la France subissait une catastrophe nucléaire, serait-elle confrontée aux mêmes difficultés ? "Très probablement", estime Jacques Répussard qui met en avant trois points communs entre les deux pays : la démocratie, le rôle fort de l'Administration et l'importance du nucléaire dans la production électrique. "Ce que je crois, c'est que la France ferait la même chose", explique-t-il, ajoutant qu'elle proposerait une stratégie de décontamination et un contrôle dosimétrique adapté à partir de celui appliqué dans l'industrie nucléaire. Constatant les grandes difficultés rencontrées par les autorités pour convaincre les évacués de retourner chez eux, le directeur de l'IRSN considère que cela pose des questions qui "bouleversent les certitudes chez les professionnels du nucléaire et de la radioprotection".
Pour ces raisons, l'IRSN envisage une autre solution. Considérant qu'il est inéluctable qu'il y ait des territoires faiblement contaminés, Jacques Répussard propose de "restaurer la liberté individuelle et collective". Pour cela, il ne faut pas tracer de "lignes" en fonction des niveaux de radiation qui définirait les zones propices au maintien ou au retour des populations. "Ce seuil est devenu une valeur politique qui empêche le retour de certaines personne qui le voudraient", regrette le directeur général de l'IRSN, qui juge pourtant qu'il est "sans signification sanitaire".
"C'est absolument faux", s'insurge Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (Criirad), renvoyant vers les études Inwork réalisées par l'IRSN à partir du suivi médical de plus de 300.000 travailleurs du nucléaire. La première, publiée en juin 2015, renforce la preuve de l'existence d'une relation entre le risque de leucémie et l'exposition chronique à de faibles doses. La seconde aboutit aux mêmes conclusions pour les autres cancers et précise que le risque augmente de 4% pour une dose externe cumulée de 100 mSv. "A ces niveaux de quelques mSv par an, il est démontré qu'il y a un impact sanitaire et l'IRSN ne peut l'ignorer car certains de ses travaux le montrent", explique le responsable de la Criirad, ajoutant que "c'est d'autant plus choquant que l'IRSN est l'expert officiel chargé de faire respecter la loi française qui dit que 1 mSv par an est le seuil maximal acceptable". Quant à la vie en zone faiblement contaminée, Roland Desbordes pointe le fait que ces études excluent les doses internes (liées à l'alimentation, par exemple) qui peuvent être importantes. De même, elle ne disent rien des mutations génétiques qui peuvent apparaître deux, trois ou quatre générations après l'exposition chronique.
Règles de vie en milieu faiblement contaminé
Face à l'enjeu de l'évacuation des populations vivant en zone faiblement contaminée suite à une catastrophe nucléaire, l'IRSN suggère de laisser le choix aux personnes de rester et leur apporter une aide. Par "aide", le directeur général de l'IRSN entend des soutiens en terme de mesure de la radioactivité, du partage d'information sur la radioactivité et le développement de techniques de vie en milieu faiblement contaminé. Par exemple, il est possible de réduire la contamination interne en contrôlant la consommation d'aliments locaux, tels que le gibier ou les champignons. Cependant, "cette approche heurte le principe de précaution", admet-il, ajoutant qu'elle pose aussi des questions de responsabilité pénale, notamment pour les décideurs politiques.
Mais là encore, la polémique est vive. Pour Roland Desbordes, une telle vie implique une gestion quotidienne des doses reçues qu'il qualifie d'"horreur absolue". Par ailleurs, "on n'évite pas toutes les doses", explique-t-il. Il craint une stigmatisation des personnes : "Celles qui développeront des maladies seront jugées responsables de leur situation car elles n'auront pas suffisamment bien suivi leur exposition, malgré les conseils prodigués par les autorités".