Quinze parcs éoliens en mer ! C'est ce que comptera la France au large de ses côtes en 2030, si tous les projets en construction et en développement voient le jour. Et ça ne devrait pas s'arrêter là puisqu'en septembre 2022, à l'occasion de la mise en service du parc de Saint-Nazaire, le président de la République, Emmanuel Macron, a rappelé l'objectif : déployer 40 GW, soit l'équivalent d'une cinquantaine de parcs d'ici à 2050, qu'ils soient flottants ou posés. Un objectif louable qui met en évidence le retard de la France en la matière. Pourtant propriétaire de la deuxième plus grande ressource d'Europe, la France n'a mis en service que 0,48 GW d'éolien marin avec son parc de Saint-Nazaire en 2022, contre 7,7 GW en Allemagne et 12,7 GW au Royaume-Uni.
Mais selon le cabinet KPMG, qui a publié mi-avril son Panorama de l'éolien en mer (1) , « on constate une augmentation du nombre d'appels d'offres lancés pour des projets. Pour ce faire, la France réorganise sa structure réglementaire afin de la rendre plus favorable au secteur ». L'avenir s'annonce donc radieux pour l'éolien en mer, avec à la clef des perspectives industrielles et économiques intéressantes. « Les 40 GW de capacité installée d'ici à 2050 représentent une opportunité industrielle pour le pays, avec la production de composants industriels, le renforcement des infrastructures portuaires, la production d'activités d'amarrage et la modernisation du réseau électrique. Toutes ces opportunités permettront d‘augmenter l'emploi dans le secteur », résument les spécialistes de KPMG. Le nombre de postes prévus devrait passer, selon eux, de 6 500 en 2021 à 20 000 en 2035.
L'hydrolien en embuscade
L'éolien en mer semble donc lancé sur de bons rails. Mais le littoral français a d'autres atouts dans son jeu et pourrait fournir de l'énergie par d'autres voies. Énergie osmotique, énergie des marées, de la houle ou des courants, les énergies marines (EMR) suscitent l'intérêt de la recherche et d'industriels. « La technologie la plus avancée de toutes ces énergies marines est sans aucun doute l'hydrolien, selon Florence Daubrée, responsable énergies marines renouvelables au Syndicat des énergies renouvelables (SER). La technologie est mature et des fermes pilotes sont en développement. La France possède deux zones très propices : au Fromveur, en Bretagne, et au raz Blanchard, en Normandie. »
En effet, la société Sabella qui teste sa turbine D10 au large de Ouessant, dans le passage du Fromveur, a fait certifié par un tiers, fin 2022, la courbe de puissance de son hydrolienne, confirmant ainsi ses performances de production. Remise à l'eau depuis avril 2022, la machine est connectée au réseau électrique de l'île d'Ouessant et injecte de l'électricité sans accro. Autre étape importante pour l'industriel : sa société Morbihan Hydro Énergies, créée en 2019 avec la société d'économie mixte 56 Énergies, vient de recevoir le feu vert préfectoral pour l'installation de deux hydroliennes pendant trois ans dans le courant de la Jument, à l'entrée du golfe du Morbihan. « L'expérimentation permettra de tester la performance, les activités de maintenance et la fiabilité des deux hydroliennes de design un peu différent », explique Sabella. Étape suivante : une ferme pilote de 12 MW dans l'ancienne concession d'Engie au raz Blanchard.
Deux autres fermes pilotes sont en préparation dans cette région. Pour le projet NH1 porté par la société Normandie Hydroliennes (NH) avec l'hydrolienne AR3000 de Proteus Marine Renewable, il s'agira d'implanter quatre hydroliennes de 3 MW chacune à environ 3 km à l'ouest de la côte du Cap de la Hague. Du côté d'Hydroquest, un autre acteur français de l'hydrolien, les projets avancent également avec son partenaire, le développeur Qair. Après un démonstrateur réussi de deux ans à Paimpol-Bréhat, l'industriel concentre son énergie sur sa future ferme pilote Flowatt. Objectif : installer sept machines au raz Blanchard, sur l'ancienne concession d'EDF. « Avec sept machines de 2,5 MW, soit 17,5 MW au total, ce sera le plus gros projet pilote d'hydrolien au monde », décrit Guillaume Gréau, directeur du développement d'Hydroquest. Il devrait produire 41 GWh par an en vingt ans, car la production de l'hydrolien est très prédictible. Les machines étant posées au fond de l'eau (à 10 mètres de profondeur), il n'y a pas de perturbation paysagère, pas de conflit d'usage, la navigation reste possible et pas d'enjeu de raccordement », égrène le spécialiste. Bref, tout semble au beau fixe pour ce projet. Tout ou presque. Car il reste une incertitude de taille : les financements.
Des aides d'État en attente
« Nous sommes dans l'attente d'une aide de l'État ; on pense qu'on en saura plus d'ici cet été. On espère un schéma d'aide similaire à celui de l'éolien flottant : 45 % en subventions et avances remboursables et un tarif d'achat de l'électricité sur vingt ans », espère Guillaume Gréau. Ensuite, le bouclage financier est prévu à l'été 2024, suivi de la construction et de la mise en service en 2026.
Si l'équipementier semble confiant, un soutien de l'État inscrit dans le marbre via la future Programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) rassurerait l'ensemble de la filière. Le Syndicat des énergies renouvelables (SER) estime qu'il est temps que l'hydrolien y ait une place. « La prochaine PPE pourrait prévoir un calendrier d'appel d'offres commerciaux en deux temps. Le SER propose d'ici à 2028 le lancement d'appels d'offres répartis entre les zones du Fromveur et du raz Blanchard, pour des puissances respectivement de l'ordre de 125 MW et 250 MW. Cette dynamique se poursuivrait par le lancement d'appel d'offres réguliers lors de la période 2028 à 2033 dans ces mêmes zones, avec des puissances de 250 MW pour le Fromveur et de 500 MW pour le raz Blanchard », détaille Florence Daubrée. Un soutien nécessaire pour convaincre du potentiel. « On veut être inscrit à la PPE. C'est vital pour tous les développeurs de technologies hydroliennes. Sans ça, on ne peut pas aller au bout de nos projets. On va devoir lever des fonds et il faut que les investisseurs aient une appropriation positive sur le potentiel commercial futur des entreprises », estime Guillaume Gréau.
La situation de son confrère Sabella en est la preuve. « Fragile » financièrement, selon son président Benoît Bazire, qui s'est confié au journal Le Marin, l'équipementier cherche désespérément de nouveaux investisseurs et en appelle à l'État pour donner de la visibilité aux candidats. « Il faudrait que l'État dise que l'hydrolien sera pris en compte dans la prochaine loi de programmation sur l'énergie et le climat », attendu pour juillet. Pas sûr que cela suffise pour l'équipementier breton.
Ça passe ou ça casse
Et rien ne dit que l'État soit prêt à se lancer dans cette filière qui, bien que prometteuse en France, restera une niche comparée à l'éolien en mer. « Même si le contexte est favorable à toutes les énergies renouvelables, y compris l'hydrolien, le Gouvernement reste prudent. Le nerf de la guerre reste la question du financement et le rapport coût-bénéfice, pour une filière qui se concentrera en Bretagne et en Normandie, fait remarquer Damien Callet, du cabinet Xerfi, qui vient de publier une étude sur les énergies marines. Ce serait toutefois un signal très positif et ce serait surtout dommage que l'histoire se répète et que les projets ne voient pas le jour. »
Le spécialiste de Xerfi fait ainsi référence aux retraits de l'hydrolien d'Engie, puis d'EDF, leurs partenaires respectifs chargés de fabriquer les hydroliennes ayant préféré arrêter leurs investissements dans le domaine : en 2018, Naval Group a mis fin au développement des turbines OpenHydro destinées à EDF ; en 2017, Alstom-GE, partenaire d'Engie, a cessé son activité hydrolienne à la suite du repositionnement stratégique de GE. « Les porteurs de projets n'attendront pas cinq ans de plus », prévient Damien Callet. Cette inscription d'objectifs dans la PPE semble donc être la dernière chance pour la France de développer une filière de l'hydrolien, si elle le souhaite. La mise en place des deux fermes pilotes hydroliennes lui permettrait de passer au stade du développement commercial et de réduire les coûts. « Nous estimons qu'à partir de 1 GW de puissance installée, nous serons à 100 €/MWh », avance Florence Daubrée, du SER. Et « 1 GW, ce serait l'équivalent de 6 000 emplois créés », met en avant Guillaume Gréau. Car c'est bien ce que promettent les acteurs : créer une filière économique locale pour satisfaire les besoins français, mais pas seulement.
Le développement local en jeu
« Avec ses projets, la France a une chance de devenir leader de l'hydrolien. Nos technologies pourront s'exporter au Canada, au Royaume-Uni ou en Asie du Sud-Est, rêve déjà Guillaume Gréau. En Europe, la France a le plus gros potentiel. Il faut qu'elle devienne la cheffe de file. Surtout que la stratégie européenne est ambitieuse en la matière : 1 GW d'énergie marine d'ici à 2030, hors éolien en mer, et 40 GW d'ici à 2050 », rappelle-t-il. « Aucun pays n'a pris le leadership, confirme Damien Callet, de Xerfi, même si les Écossais sont bien avancés. »
L'hydrolien constitue surtout une filière de diversification pour les régions littorales et les activités économiques maritimes, comme l'est aujourd'hui l'éolien en mer. Et tous les acteurs promettent un ruissellement aux entreprises françaises locales. « Nous avons déjà une base industrielle à Cherbourg, avec Construction mécanique de Normandie : 80 % de la valeur de notre prototype sont français, 80 % de nos fournisseurs de rang 1 sont français. Et on vise les mêmes taux pour la ferme pilote. Si on l'a fait pour le prototype, il n'y a aucune raison qu'on ne le fasse pas pour des projets de plus grande envergure », promet Guillaume Gréau. Selon les premières estimations du SER pour l'ensemble des projets hydroliens, 80 % de leur valeur se situeront sur le plan national, dont 40 % à l'échelle régionale, et le reste proviendra de l'Europe.