
ONG Reclaim Finance
Actu-Environnement : Quels sont les griefs de l'ONG Reclaim Finance à l'égard de la stratégie sur la finance durable présentée par la Commission européenne ?
Lara Cuvelier : Le 27 août dernier, la Commission européenne a publié son rapport sur l'intégration des critères environnementaux et sociétaux (ESG) dans les règles de supervision des banques. Un rapport commandé au gérant d'actifs financiers américain BlackRock afin de la conseiller. Or, les conditions d'attribution de cette étude à BlackRock posent question. Par suite d'une plainte du réseau d'ONG Change Finance, dont Reclaim Finance fait partie, la médiatrice de l'UE a d'ailleurs critiqué la manière dont la Commission a évalué les risques de conflits d'intérêts. En effet, BlackRock, en tant que le plus important gestionnaire d'actifs au monde est l'actionnaire majoritaire d'un nombre conséquent de grandes banques qui financent les énergies fossiles. Et BlackRock lui-même est un des plus gros investisseurs dans les énergies fossiles et le deuxième au monde dans le charbon.
Ce rapport aurait dû être rendu public dès sa remise à la Commission européenne. Or, l'institution a refusé de divulguer cette étude, datée de mai 2021, avant de publier, en juillet, sa propre stratégie (le plan d'action de l'UE sur la finance durable, ndlr). Ce manque de transparence a fini par pousser Change Finance à saisir de nouveau la médiatrice de l'UE. Et, comme attendu, l'étude que BlackRock a écrite semble avoir exercé une influence sur la stratégie défaillante de la Commission en matière de finance durable. Il y a de nombreuses similarités entre l'approche et les mesures mises en avant. BlackRock a un intérêt direct dans la survie de l'industrie des énergies fossiles et a de multiples liens avec le secteur, ce qui pourrait expliquer sa réticence à recommander des règles climatiques ambitieuses qui affecteraient ses résultats.
AE : Quelles recommandations de ce rapport ont été reprises dans la stratégie de l'UE ?
Paul Schreiber : Le rapport de BlackRock porte notamment sur un meilleur accès aux données et sur la transparence, mais il met de côté les mesures rapides et nécessaires pour résoudre la crise climatique, comme reflété dans la nouvelle stratégie finance durable de l'UE. Si le reporting extra-financiers (ESG) des banques et les normes volontaires sur les obligations vertes (green bonds) sont mis à l'honneur, les mesures contraignantes sont reportées à plus tard et soumises à des expertises additionnelles aux résultats incertains et qui ne seront pas conduites avant 2023 ou 2024. Aussi, la stratégie européenne aborde l'intégration par les banques des risques climatiques dans leurs stratégies et leurs portefeuilles de crédits, mais elle ne prévoit pas de mesures obligatoires qui atténueraient ces risques. De la même manière, les superviseurs financiers nationaux sont poussés à agir contre le greenwashing, mais cet appel n'est pas relayé par des leviers d'action concrets ; il dépendra donc largement de leur bonne volonté.
AE : La Commission veut obliger les banques et les entreprises à renseigner leurs activités et leurs investissements alignés sur les critères de la taxonomie verte. Cette mesure va-t-elle réduire les financements aux énergies fossiles ?
P. S. : La taxonomie durable contraint uniquement les acteurs à être plus transparents. Son impact réel dépendra en grande partie de ce que les acteurs financiers décideront d'en faire. Surtout, les propositions de la Commission européenne – qu'il s'agisse de favoriser les prêts et hypothèques verts, de créer de nouveaux labels et standards ou d'assouplir les exigences en matière de capital pour les activités vertes – ne contribuent pas à réduire le soutien aux activités à forte intensité carbone. Le seul élément de la stratégie sur la finance durable qui aborde directement la question des activités polluantes est le prochain rapport de la Commission concernant une taxonomie des activités polluantes. Mais celle-ci apparait déjà compromise si le gaz fossile est inclus dans la taxonomie durable européenne. Nous surveillons donc de près les actes délégués, prévus d'ici à la fin de l'année, qui pourraient acter l'inclusion du gaz et du nucléaire à la taxonomie verte, après une offensive de lobbying de ces secteurs. Or, l'inclusion de ces énergies signerait « l'arrêt de mort » de la taxonomie durable de l'UE.
AE : Quels sont les leviers pour favoriser les investissements verts ?
P. S. : De nombreux leviers sont disponibles. On pourrait notamment établir des standards communs exigeants définissant les critères minimaux pour l'ESG afin d'orienter les investissements dans des projets et entreprises qui ne seraient pas néfastes pour le climat. On pourrait aussi ajuster les obligations prudentielles pour s'assurer que les acteurs financiers qui continuent de financer l'expansion pétrogazière et qui ne s'alignent pas sur nos objectifs climatiques en assument pleinement les risques. Malheureusement, la stratégie confirme l'incapacité de l'UE à mettre en place un cadre de finance durable solide et exigeant.