
Physicien nucléaire, polytechnicien et consultant international dans les domaines de l'énergie et de l'efficacité énergétique. Membre des associations Global Chance et Energie Partagée.
Actu Environnement : L'accident de Fukushima a-t-il marqué un tournant dans la politique énergétique du Japon ? Est-ce la fin du nucléaire ?
Bernard Laponche : Même si, aujourd'hui, aucun des 48 réacteurs nucléaires du Japon n'est en service, on ne peut pas dire que c'est la fin du nucléaire. L'autorité de sûreté nucléaire est en train de les vérifier. Le gouvernement veut continuer à développer une industrie nucléaire internationale en participant à la construction de réacteurs au Royaume-Uni et dans les pays arabes. Inversement, un ancien premier ministre, Junichiro Koizumi, a pris position contre la reprise du nucléaire. Côté chiffres, la part du nucléaire dans la consommation électrique finale n'a cessé de décroître. Elle était de 26% en 2010, de 15% en 2011, de 1,8% en 2012, de zéro aujourd'hui.
AE : Le Japon consomme-t-il plus de charbon ?
BL : Entre 2010 et 2012, l'augmentation des importations énergétiques du Japon a porté sur le gaz (gaz naturel liquéfié). La contribution du charbon dans le mix énergétique primaire est restée stable. En revanche, les importations de gaz naturel, qui provient d'Indonésie et du Golfe, sont à la hausse. Si l'on regarde attentivement les chiffres, on s'aperçoit que l'utilisation du charbon dans les centrales thermiques est restée à peu près la même avant et après Fukushima : elle a même décru de quelques pour cents, passant de 53% en 2010 à 49,6% en 2012.
En revanche, l'utilisation du pétrole dans les centrales thermiques a presque doublé, passant de 8,9% à 15,4% entre 2010 et 2012, mais représente seulement 15% de la consommation de pétrole du pays. La part du gaz consacrée à la production électrique est passée de 65% à 72% de la consommation totale de gaz.
Il faut noter qu'au total, dans la période considérée, la consommation totale d'énergie primaire a diminué de 8%. La baisse des consommations d'énergie finale explique en partie cette diminution, mais aussi le fait que les centrales à gaz ont un rendement supérieur à celui des centrales nucléaires.
AE : Quel a été l'impact de l'arrêt des réacteurs nucléaires sur la facture énergétique du pays ?
BL : L'explosion de la facture énergétique du Japon peut être mal interprétée : elle est d'abord due à la hausse du prix des énergies fossiles importées par le Japon. Le prix du pétrole brut importé en 2012 a coûté 1,5 fois plus qu'en 2000, en dollars courants. Les factures énergétiques du Japon données par la Banque mondiale sont, pour les années 2010 et 2011, respectivement de 186 et de 258 milliards de dollars. A partir des données fournies par Enerdata et des quantités des importations nettes fournies par les bilans énergétiques, et en faisant une hypothèse sur le prix d'importation du gaz nous avons estimé la facture de 2012. Nous avons constaté que l'effet de la modification du mix énergétique, due essentiellement à la chute de la production nucléaire, sur l'augmentation de la facture énergétique du Japon représente 5% de cette augmentation en 2011 et 21% en 2012. Ce qui veut dire que l'essentiel de l'augmentation de la facture est dû à la hausse du prix des énergies importées.
AE : Quid du secteur des renouvelables ?
BL : On constate que les énergies renouvelables se sont énormément développées au Japon depuis 2010, alors que les investissements dans les énergies vertes ont légèrement fléchi dans le reste du monde. En 2013, le Japon est, après la Chine, le deuxième investisseur mondial dans les énergies renouvelables. Le pays est en train d'engager un effort sans précédent pour développer la production d'électricité par l'éolien et surtout le photovoltaïque. La plus grande ferme offshore du monde (1 gigawatt) est en cours d'implantation au large de Fukushima. D'énormes installations photovoltaïques sont en chantier, souvent avec le concours d'entreprises allemandes. Les autorités ont donné le feu vert pour 21,1 GW d'énergies renouvelables pour l'année fiscale qui se termine le 31 mars 2014. Le solaire photovoltaïque s'y taille la part du lion avec 20 GW. Au cours du troisième trimestre 2013, le Japon a investi 7,3 milliards de dollars dans ces filières, ce qui est colossal. Une proportion qui reste néanmoins très modeste comparée à ce que coûte un accident nucléaire de type Fukushima, compris entre 600 et 1000 milliards d'euros selon l'IRSN.
L'« effet Fukushima » a servi de catalyseur aux énergies renouvelables au Japon. Combinées avec des économies d'énergie (sobriété et efficacité) et surtout d'électricité et des centrales à gaz performantes, elles peuvent permettre au Japon de se passer définitivement de nucléaire.
AE – Quel est l'impact de l'arrêt du nucléaire sur les émissions de CO2 ?
BL : Les émissions de CO2 du Japon n'ont cessé d'augmenter de 1990 à 2007. Les émissions en 2012 sont à peu près au même niveau qu'en 2007. Du fait de la quasi disparition de la production d'électricité d'origine nucléaire, les émissions de CO2 du secteur de la production d'électricité ont augmenté de 16% entre 2010 et 2012, mais elles ne représentent que 38% des émissions totales. Ce sont les émissions hors secteur de l'énergie qui restent en 2012 nettement supérieures à celle du secteur énergétique.
Lors de la dernière conférence des parties au changement climatique à Varsovie, le Japon a annoncé ne pas pouvoir remplir ses engagements. Pourtant, une analyse fine des émissions japonaises montrent qu'elles n'ont pas substantiellement augmenté depuis 2010, mais seulement de 8%, dont les trois quarts sont attribuables à la chute de la production nucléaire. De ce point de vue, on peut penser que Fukushima est aussi utilisé comme alibi pour masquer le manque d'efforts, depuis 1990, pour réduire les émissions de CO2.