
Présidente du collectif Paysages de l’après-pétrole
Actu-Environnement : Comment le déploiement des énergies renouvelables, en particulier de l'éolien, a-t-il changé le rapport des Français au paysage ?
Odile Marcel : S'intéresser à la question du paysage est une excellente occasion d'examiner l'évolution des modes de vie et des sensibilités. L'être humain transforme et aménage le milieu terrestre depuis le début de l'agriculture, pour assurer sa survie, voire améliorer son niveau de vie. Les cartes de Cassini, parmi les premières à établir une géographie précise de la France dès le XVIIIe siècle, montrent que, jusqu'au milieu du XIXe, le paysage était parsemé d'un très grand nombre de barrages et de moulins à vent ou à eau. Ces derniers étaient alors indispensables pour capter la rareté de l'énergie éolienne ou hydraulique et ainsi, par exemple, faire le pain utile à tous. Puis, à l'ère du pétrole, la France a concentré les lieux d'exploitation des énergies carbonées qui lui étaient nécessaires dans des centrales et des raffineries. Et encore davantage au moment du lancement du programme nucléaire. Progressivement, les Français se sont donc habitués à une énergie extrêmement disponible, bon marché et quasiment invisible. Hormis les lignes électriques à très haute tension, la distribution de l'énergie a été enterrée, en dehors du champ de vision et de la conscience. Comme ces sources d'énergie et le mode de vie qui en découle menacent aujourd'hui les équilibres de notre planète, il est devenu urgent de repenser notre production d'énergie. L'installation de centrales photovoltaïques et de parcs éoliens a souvent été effectuée de façon brutale. Certains en ont été heurtés, car nous avons perdu l'habitude de trouver normale la place à accorder aux moyens de production dans le paysage.
AE : Pourquoi cette question du paysage est-elle devenue si sensible avec l'éolien ?
OM : Sur le papier, bénéficier de nouveaux dispositifs de production d'énergie devrait être perçu comme une bonne nouvelle – ce qui a été le cas initialement avec le nucléaire. Pourtant, avec l'éolien, une part de l'opinion publique ne ressent pas la nature urgente et nécessaire de ce bénéfice et perçoit mal ce changement. C'est exactement l'inverse de ce qui s'est déroulé avec le lancement du parc nucléaire français. Il s'agissait d'un programme industriel, prônant une nou- velle source d'énergie miracle et invisible, issu d'une démarche descendante de l'État, décidée de façon directive au plus haut niveau à l'aide d'une campagne de communication en sa faveur. Le déploiement des énergies renouvelables a été voulu autrement, en le libéralisant et en le laissant donc entre les mains d'opérateurs privés. Cette décision a associé la production d'énergie, accaparant des terrains, à des revenus commerciaux et non à un bénéfice « miracle » pour l'ensemble de la société. L'installation des mâts n'a pas toujours été pensée avec soin et attention. Certains riverains ont donc perçu ces technologies comme injustes, intrusives et non comme pouvant aller dans le sens de leurs propres intérêts et constituer une source de sécurité (énergétique) et de bien-être. De cette situation est née, à mon sens, une énorme incompré- hension et parfois, un traumatisme.
AE : Ce ressenti est-il également transposable à l'éolien en mer ?
OM : A priori oui, car le rapport à la ligne d'horizon relève aussi de la sensibilité humaine, comme le rapport au paysage terrestre. Apercevoir des paquebots industriels, des bateaux à moteur émettant de la fumée noire, a autrefois signifié pour certaines personnes une forme d'horreur industrielle qui s'imposait à nous. Tout le monde s'y est habitué, conscient de la contribution de ces navires à l'évolution de notre mode de vie. Les futurs parcs éoliens offshore suscitent déjà ce sentiment initial de rejet. Si un travail de compréhension des enjeux était effectué dans le sens des bénéfices énergétiques, économiques et climatiques qu'ils peuvent nous apporter, cette perception pourrait changer. Autrement, là encore, il faudra peut-être deux à trois générations pour y parvenir naturellement.
AE : Jouer sur la sensibilité peut-il suffire à améliorer l'acceptabilité de l'éolien ?
OM : D'abord, il faut en effet que la sensibilité collective intègre la nécessité de recourir aux énergies renouvelables, dont l'énergie éolienne, comme une urgence évidente. Il faut amener les citoyens à comprendre que la situation a besoin de changer, vers le mieux et pour éviter le pire. Cela ne suffit cependant pas. Pour être acceptée, cette transition doit être réalisée en intégrant la dimension spatiale sur le terrain.
Depuis 2015, les travaux de notre think tank (en collaboration avec la chaire de recherche « paysage et énergie » de l'École du paysage de Versailles) insistent sur l'importance de prévoir l'aménagement des projets d'énergies renouvelables avec soin et inventivité.
Installer des éoliennes au hasard, en rangs de poireaux, n'aidera jamais à les faire accepter par les riverains. Leur implantation doit être fondée sur une logique spatiale, épouser les contours du paysage local, pour se doter d'un ancrage pertinent et propre à susciter une adhésion, plutôt qu'un rejet. Cette réflexion souligne celle d'un aménagement équilibré, qui ne relève pas toujours de l'éolien. Elle demande de réfléchir à la question du mix énergétique, tel que peuvent en décider les populations avec leurs élus, en les intéressant aux retombées économiques locales.
AE : Pourquoi réfléchir au mix énergétique peut-il participer à l'adhésion de l'éolien ?
OM : Le point de vue de notre collectif est d'aborder la transition en se focalisant sur l'idée du mix énergétique qui prenne en compte le paysage et les ressources locales. Depuis l'automne 2021, les rapports et études de RTE, de l'Agence de la transition écologique (Ademe) et de l'association Négawatt ont tous montré que la transition énergétique sera fondée sur un mix comportant l'éolien dans tous les cas, mais pas uniquement. Comprendre cet enjeu est primordial pour briser le face-à-face parfois passionnel entre l'éolien et, notamment, le nucléaire et rééquilibrer le débat.
En répondant à la question du mix, il est ainsi possible de définir de façon participative, puis d'adopter – et donc d'approuver – la solution la plus pertinente, au cas par cas, qu'elle comporte l'installation d'éoliennes ou non. Il faut ensuite laisser les professionnels de l'aménagement se saisir des choix opérés par les élus et les habitants pour intégrer chaque projet en cohérence avec les identités locales, le patrimoine et le paysage.