
Michel Rocard : Le mot sera contribution climat-énergie parce que cela dit un peu mieux à quoi ça sert. Nous proposons qu'à l'avenir cette contribution soit étendue au méthane et au protoxyde d'azote, mais on n'est pas encore au point sur la manière de le faire. Pour le moment, elle est carbone uniquement, mais il vaut mieux l'appeler contribution climat-énergie pour habituer l'opinion et les contribuables à l'idée qu'il s'agit de dissuader toute production de gaz à effet de serre et pas seulement le gaz carbonique. N'oubliez pas que ce prélèvement ne porte que sur les activités qui ne sont déjà pas soumises au régime des quotas.
AE : Si on ne vise que les fossiles, est-ce qu'on encourage l'efficacité énergétique ?
MR : Il faut dissuader toutes les consommations d'énergie qui produisent des gaz à effet de serre et la consommation électrique en général, car quand on consomme de l'électricité, on ne sait pas si elle provient du nucléaire ou du charbon, du gaz ou du pétrole. Dans le cas de l'électricité, il y a des pointes énormes de consommation. Le nucléaire assure la base, le point bas, la constance, qui est déjà élevée, mais les pointes sont alimentées par des processus énergétiques plus manipulables, plus faciles à allumer et éteindre, qui mobilisent des énergies fossiles. Mieux vaut donc dissuader aussi les fossiles contenus dans les pics de consommation d'électricité, notre avis c'est que cela doit se traduire dans la modulation des tarifs d'EDF.
La fiscalité seule ne peut suffire à instaurer une meilleure efficacité énergétique. Prenez l'exemple des matériaux : il se trouve que pour fabriquer du ciment, du béton, de l'acier, des plastiques ou de l'aluminium, dans tous ces cas on consomme énormément d'énergie, en grande partie fossile. Le progrès des process de fabrication de ces matériaux étant déjà très avancé, il reste peu de marge de réduction des gaz à effet de serre. En matière de matériaux, le vrai espoir, c'est de changer de matériaux, ce qui pose le problème du bois. Il y aura une incitation à se servir du bois du fait de l'existence de la taxe, mais comme la filière industrielle du bois en France est peu développée, il faudra d'autres incitations, du type normes pour introduire les charpentes en bois dans les bâtiments.
AE : Le produit de la taxe pourra-t-il servir à alimenter un Fonds Vert qui pourrait soutenir de nouvelles filières, comme celle du bois ?
MR : Probablement oui, c'est en cours d'examen et de décision, mais une grande partie du produit doit quand même être utilisé pour compenser la perte de pouvoir d'achat des ménages à revenus moyens ou modestes qui habitent en zone rurale, qui sont des banlieusards lointains, ou qui ont des horaires de travail atypiques. Pour tous ces gens, le surcroît de dépense énergétique à cause de leur transport va être lourd et il faut le compenser. Une partie de la taxe va servir à cela. De la même manière, il ne faut pas fragiliser les entreprises en concurrence avec d'autres, qui produisent la même gamme de produits mais ne sont pas soumises à la taxe. Il y a donc une compensation nécessaire, qu'il faudra aussi sortir du produit de la taxe. Mais il n'est pas exclu qu'il reste une partie des 6 à 9 milliards d'euros de recettes annuelles pour financer des activités contribuant au renouvellement de la nature des consommations énergétiques.
AE : Pour les entreprises, il s'agirait d'alléger la taxe professionnelle ?
MR : La taxe professionnelle est trop compliquée à corréler, et il est impérieux qu'il n'y ait pas de relation administrative comptable entre les deux taxes. Ce sur quoi nous insistons, c'est le besoin de ne pas pénaliser les entreprises en concurrence. La promesse de l'Etat, c'est que ce sera à prélèvement constant. Il peut donc y avoir un petit reste, y compris pour un Fonds pour les énergies nouvelles, qui ne sera pas énorme, car les compensations vont coûter cher. La contribution climat-énergie, on l'invente pour les décennies qui viennent. Comme elle est vouée à grandir, il faudra qu'elle entraîne la suppression d'autres prélèvements obligatoires.
AE : A quoi ressemblerait une taxe à la fois juste socialement et efficace écologiquement ?
MR : Il n'y a pas d'antinomie entre social et écologique. Mais il reste à faire un énorme travail de la part de la direction générale des impôts. Comme cette taxe vise les ménages, il faut traiter séparément les plus soumis à une dépense, il faut donc une compensation particulière pour ceux-là.
AE : Quid du chèque vert proposé par la Fondation Nicolas Hulot ?
MR : La Fondation Nicolas Hulot a été un peu trop optimiste, car il n'est pas raisonnable de verser un chèque de compensation aux classes les plus aisées. Si on compense leur pouvoir d'achat, l'incitation à acheter des voitures plus petites, à se tourner vers les biocarburants ou la voiture électrique va disparaître. Donc il n'y aura pas de compensation pour tout le monde, c'est antinomique avec l'idée même de la taxe.
AE : Quelles sont les priorités que vous mettez en avant ?
MR : La première recommandation porte sur le taux. Et nous avons donné notre accord à l'idée de viser pour l'année 2030 un taux de 100 euros le prix de la tonne de carbone économisé. La Suède est déjà à ce niveau, voire un peu au-dessus. C'est bien celui auquel il faut arriver, mais c'est beaucoup. Par conséquent, il faut partir de beaucoup plus bas, notre recommandation est à 32 euros la tonne parce qu'il nous paraît difficile, pour le lancement de la taxe, de préconiser davantage. Mais si on part de 32 euros la tonne, cela oblige à augmenter les prix des carburants de près de 6% par an. Le gouvernement peut décider de diminuer la vitesse d'augmentation de la taxe, de l'abaisser à 5% par an par exemple, auquel cas il faudra partir de plus haut que 32 euros.
Deuxième recommandation : c'est 32 euros ou plus, mais pas moins, pour démarrer.
La troisième recommandation, c'est d'éviter les dérogations et les exemptions, il faut vraiment que tout le monde ait l'impression de contribuer. Nous avons été surpris qu'aucun expert issu des syndicats ne s'y oppose, ni du côté du patronat, ni du côté des travailleurs : c'est une question de survie de l'humanité, tout le monde le reconnaît. Mais l'acceptation suppose qu'il n'y ait pas de faute, qu'il n'y ait pas dérive de la taxe qui accrédite l'idée que ce serait pour alimenter des ressources fiscales comme la taxe professionnelle.
AE : La taxation concernera-t-elle l'énergie d'origine nucléaire ?
MR : Le nucléaire va se trouver concerné si l'on introduit une modulation forte des tarifs de l'électricité pour dissuader les pointes, voire si l'on calcule cette modulation en y incluant la taxe. Que la taxe concerne aussi le nucléaire n'est pas exclu, car il faut moins consommer d'énergie au total, même nucléaire. Il faut un mode de calcul qui produise des tarifs modulés dans le temps et qu'EDF paye une taxe sur ses ventes. Cela fait partie des demandes d'études complémentaires que nous formulons. Contrairement à ce qui a été affirmé, nous n'avons pas décidé d'exclure l'électricité, mais de demander au gouvernement de poursuivre l'étude sur l'éventuelle manière de faire, autrement dit nous proposons d'approfondir le problème et de ne pas décider tout de suite.
AE : N'y a t-il pas une ambiguïté dans la confusion entre taxe carbone et contribution climat énergie ?
MR : Il n'y a pas d'ambiguïté du tout, il y a le constat qu'il y a des choses simples : la production d'énergie à partir des énergies fossiles, et moins simples : la production d'électricité en général, parce qu'il y a du fossile dans le nucléaire, et qu'il faut dissuader l'ensemble. Prenez le chauffage, nous sommes le seul pays au monde où il y a autant de chauffage électrique, ce qui n'est pas un très bon choix environnemental, en raison de la sous-tarification de l'électricité permise en France par le nucléaire. Tout le monde s'est rué vers l'électricité parce qu'elle n'est pas chère, mais ce qu'on consomme dans l'électricité n'est pas que nucléaire. Il faut se débarrasser de ça aussi, on ne peut le faire qu'en dissuadant l'électricité en général, donc le nucléaire.
AE : L'assiette de cette taxe est assise sur les énergies fossiles. Sera-t-elle évolutive ?
MR : La taxe est dissuasive des consommations énergétiques. Seul son taux va augmenter d'année en année, mais non son assiette. Nous demandons l'instauration d'une commission spéciale d'évaluation et de surveillance de la taxe, de manière à tenir compte, dans les régulations annuelles, du taux des éventuelles variations du prix du pétrole. Si le prix mondial du pétrole se remet à augmenter vertigineusement, il faudra peut-être atténuer la taxe, l'augmentation du prix du pétrole suffisant à être dissuasive.