
Présidente d'Eau de Paris
Actu Environnement : Quels enseignements retirez-vous du sixième forum de l'eau qui s'est clos hier à Marseille ?
Anne le Strat : Ce forum est le quatrième auquel j'assiste, après le forum de Kyoto (2003), puis de Mexico (2006) et d'Istanbul en 2009. Ces forums ont l'intérêt de réunir la communauté des acteurs de l'eau, mais leur légitimité reste sujette à caution, pour deux raisons principales : ils sont phagocytés par les grands groupes et le secteur privé y est trop présent ; ils n'ont pas de légitimité onusienne. Il s'agit de grandes messes avec des centaines d'ateliers, mais sans ligne directrice lisible pour les acteurs concernés. En l'occurrence, le forum de Marseille se voulait tellement exhaustif qu'il ne comportait plus aucun fil directeur d'engagement. Les participants viennent pour informer de ce qu'ils font, pour communiquer, mais il n'y a pas de grand temps d'échange. Le seul intérêt, c'est qu'on y rencontre de nombreux acteurs du monde de l'eau, des collectivités du monde entier... Mais contrairement à ce qui est dit, le Conseil mondial de l'eau, organisateur de ces forums, a du mal à ouvrir le débat à ses contradicteurs. Il est étonnant de constater que la ville de Paris n'a pas été invitée à une seule session pour présenter sa grande réforme du service municipal. Or la capitale s'est dotée d'une régie publique de l'eau, Eau de Paris, mettant fin à vingt-cinq ans de délégation au privé. Nous sommes sollicités par de nombreux acteurs étrangers très intéressés par l'expérience parisienne mais pas par le Conseil mondial de l'eau. Ce qui montre que les grandes multinationales du secteur n'ont pas intérêt à mettre en avant les entreprises publiques de l'eau. Quant aux ONG, la France a tout fait pour les intégrer au forum officiel, pour neutraliser la contradiction. D'où l'importance de doter l'eau d'une instance internationale légitime, sous l'égide de l'ONU, pour l'heure inexistante. Ce vide a été comblé par les forums de l'eau, mais leurs recommandations ne sont que purement indicatives, elles n'ont pas de valeur juridique et ne font pas l'objet d'un suivi politique entre deux forums. Ainsi le pacte d'Istanbul, adopté à l'issue du forum de 2009, engageait les collectivités locales, mais sa déclaration finale n'a pas de valeur autre que verbale. Quant au forum de Marseille qui vient de se terminer, il a reconnu le droit à l'eau, mais une résolution de l'ONU adoptée en 2010 avait déjà reconnu ce droit fondamental en lui donnant une portée juridique ; le Forum se contente donc de rebondir sur le mode déclaratif…
AE : Qu'en est-il du rôle des collectivités locales dans le domaine de l'eau ?
ALS : Les collectivités locales sont incontestablement des acteurs majeurs sur ces enjeux. De fait, l'eau, ressource de proximité, relève d'une gestion locale : elle sollicite par définition une gestion ancrée dans un territoire, dans un écosystème, dans un bassin et un sous-bassin versant. L'erreur a été de promouvoir des grands acteurs internationaux déconnectés des réalités du terrain. Reste à inscrire dans les collectivités le droit à l'eau reconnu par les Nations unies. Or les fonds accordés par les bailleurs internationaux passent par les Etats et souvent ratent leur cible. Il faudrait que les collectivités puissent en bénéficier directement. Si on reconnaît l'acteur local comme essentiel, il faut qu'il puisse être destinataire des fonds. Regardez l'Afrique, c'est souvent l'argent des migrants qui permet de construire des adductions d'eau dans les villages ruraux, au Mali, au Sénégal, etc. Les grandes firmes du privé préfèrent être assurées de faire du chiffre dans les grandes métropoles. Les localités sont les mieux placées pour gérer elles-mêmes la ressource, si on leur en donne les moyens. Qui d'autres qu'elles-mêmes, riveraines immédiates de leurs bassins versants, peuvent trouver un intérêt à gérer l'eau ? Et il y a tellement de manières différentes de le faire : on ne gère pas l'eau à Paris comme à Jéricho, en Palestine, ou à Kayes au Mali. A force de déléguer au privé, les collectivités perdent leur maîtrise technique et une part de leurs leviers d'action.
AE : Quels sont les avantages de la régie publique par rapport au secteur privé ?
ALS : La réforme que nous avons mise en place en 2010 a modifié le statut d'Eau de Paris et ses missions. De société d'économie mixte, elle est devenue une régie qui exerce l'ensemble des métiers du service de l'eau. Cette réforme a une portée singulière, dans la mesure où elle concerne la capitale d'un pays qui a le plus délégué au privé ses services d'eau. Et elle suscite un énorme intérêt en France même et dans le monde entier. D'autant plus que les entreprises du privé ont toujours présenté Paris comme un de leurs contrats emblématiques et, depuis qu'elles l'ont perdu, continuent à se servir de Paris comme image de marque.
Il y a trois bonnes raisons de privilégier le choix de la régie. La première, c'est de redonner aux collectivités une maîtrise technique de la ressource. La seconde, c'est la transparence financière. Une réelle opacité financière règne dans le secteur privé : il n'y a pas de transparence des coûts, pas de vue d'ensemble, ce qui induit des dérives évidentes. Celles-ci ont conduit à une augmentation injustifiée du prix de l'eau. Or en 2011, nous nous sommes rendu compte que la régie Eau de Paris dégageait suffisamment de gains. L'avantage principal de confier le service de l'eau à une régie publique est donc de garantir à l'usager qu'il paie juste le coût du service et le coût juste du service : ce que nos homologues belges appellent le coût vérité. Enfin, une régie est gage de meilleure gouvernance : consommateurs représentés par UFC Que Choisir, associations de l'environnement par FNE et citoyens via l'Observatoire de l'eau sont associés à la gestion d'Eau de Paris. Du coup, le privé se met à nous imiter en reprenant nos mots, voire nos idées.
AE : Quelles réformes sont en cours et à venir pour Eau de Paris ?
ALS : Maintenant que nous avons mené à bien la réforme du service de l'eau dans la capitale, nous mettons l'accent sur les nouveaux enjeux inhérents à cette ressource. Dans notre communication à la Ville de Paris du 19 mars 2012, qui fait l'objet du Livre bleu de la Ville de Paris sur l'eau, nous mettons l'accent sur l'eau comme enjeu urbain : comment construire la résilience en intégrant la ressource eau à la ville ? Dans les prochaines décennies, l'eau sera un élément d'adaptation au réchauffement climatique. Elle sera un facteur bioclimatique de régulation locale de la température. Elle servira, par exemple à végétaliser la ville, d'où l'importance de maintenir le réseau d'eau non potable pour entretenir les parcs et jardins et pour économiser l'eau potable. L'empreinte eau de la ville devra être calculée, les eaux pluviales devront être recueillies, les espaces d'eau comme aménités et les fontaines devront être multipliés pour rafraîchir les Parisiens dans les périodes caniculaires. L'eau sera aussi un enjeu transversal de territoire : il faut créer les conditions d'une vraie contractualisation avec la profession agricole ; développer des partenariats avec les communes limitrophes pour une véritable politique des canaux, notamment sur le transport de marchandises par voie fluviale. Enfin, nous mettons l'accent sur les aides sociales à l'eau afin de garantir un droit effectif à l'eau à Paris, sur l'installation de kits d'économiseurs d'eau dans les logements sociaux. L'eau est un sujet transversal, multisectoriel qui touche toutes nos activités, et que nous devons préserver pour les générations futures et dans l'intérêt général.