
Manager du pôle reporting et études chez Utopies et administrateur d'Orée
Actu-Environnement : Comment avez-vous procédé pour analyser les informations sociales et environnementales communiquées par les entreprises cotées en bourse ?
Patrick Jolivet : Avec le soutien du ministère de l'Ecologie, nous avons réalisé une étude qui est une photographie d'un an d'application du décret d'avril 2012 sur la responsabilité sociétale des entreprises. L'étude est basée sur un échantillon de 40 entreprises concernées par le texte, incluant les 20 plus importantes capitalisations du CAC 40 et les 20 plus faibles capitalisations du SBF 120. Elle porte sur la communication des données extra financières, publiées dans leur rapport de gestion et vérifiées par un organisme tiers indépendant. Ces informations peuvent être quantitatives, sous forme de données chiffrées, ou qualitatives, à l'aide d'un texte discursif présentant les actions de l'entreprise. Nous avons étudié les 42 items du décret, qui ont été déployés dans l'étude en 53 items permettant leur analyse plus précise.
AE : Quels résultats avez-vous obtenus ?
PJ : Le principe du "Comply or explain", dans le décret, offre la possibilité de ne pas renseigner certains sujets si l'entreprise en justifie la raison. Cette possibilité a été très peu utilisée par les entreprises. Aujourd'hui, celles-ci préfèrent publier des informations partielles, traduisant leur volonté de communiquer sur à peu près tous les sujets, plutôt que de justifier une absence d'information : nous restons dans une approche de reporting de conformité ("tick the box"), plutôt que de reporting stratégique, pourtant rendue possible par le dispositif Grenelle 2.
Les entreprises du CAC 40 renseignent quasi systématiquement leurs items avec un recul de 2 à 5 ans. En revanche, certaines entreprises du SBF 120 semblent respecter cette exigence légale pour la première fois. On constate en effet davantage d'omissions et un recul temporel moins important pour ces entreprises. Enfin, sur l'ensemble des sociétés, les données sociales sont les mieux renseignées (8% d'omissions), devant les données environnementales (15% d'omission) et les données sociétales, les plus récentes, qui sont omises près d'une fois sur quatre (22% exactement).
AE : Quelles sont les difficultés rencontrées par les entreprises pour renseigner les critères des items environnementaux?
PJ : Les directions des ressources humaines des grandes entreprises françaises ont l'habitude de faire des bilans sociaux, qui sont obligatoires depuis 1977. Par contre, les données environnementales sont fournies par les directions environnement depuis moins longtemps (les années 90, voire 2000). L'étude relève une confusion liée à des problèmes de définition des items. Par exemple, trois items du décret concernent des mesures pour prévenir la pollution de l'air, améliorer l'efficacité énergétique et adapter les entreprises aux conséquences du changement climatique. Mais les entreprises ne savent pas vraiment où placer telle ou telle information derrière ces items : c'est surtout la question de la réduction de l'empreinte carbone qui a été abordée dans chacun des trois, et 32,5% des entreprises n'abordent pas la question de l'adaptation au changement climatique, sans le justifier.
Même remarque sur l'utilisation des sols : seulement 15% des entreprises ont correctement renseigné l'item, qui appelait une réponse, au moins en partie, sur la question de l'artificialisation des sols. En revanche, 100% des entreprises ont renseigné l'item relatif aux mesures sur la prévention, le recyclage et l'élimination des déchets. Il s'agit de l'item environnemental le mieux renseigné : la production de déchets est quantifiée dans plus de la moitié des rapports, alors même que le décret ne le demande pas ! En matière de biodiversité, très peu d'informations sont publiées permettant d'évaluer les impacts des activités des entreprises, tout comme les efforts qu'elles déploient, pourtant réels pour certaines d'entre elles.
AE : Face au manque d'implication des sociétés dans leurs filiales et sous-traitants, les députés de la majorité ont déposé une loi pour les co-responsabiliser. Votre étude constate également une forte omission de ce sujet. Comment l'expliquez-vous ?
PJ : Les données sociétales ont plus de mal à être renseignées de façon précise, car il s'agit d'un sujet nouveau que les entreprises appréhendent avec difficulté. Elles ont mis en place des systèmes de reporting de données sociales depuis plus de 30 ans et de données environnementales depuis au moins 10 ans.
Pour les données sociétales, le sujet est plus qualitatif. Ainsi, 55% des entreprises ne renseignent pas, ou de façon partielle, l'impact qu'elles ont sur les populations riveraines et locales. Une entreprise sur deux ne renseigne pas les conditions du dialogue avec ses parties prenantes, demandées par le décret : dans la moitié des rapports, l'item est non renseigné sans justification. Plus d'une entreprise sur deux (55%) ne quantifie pas l'importance de la sous-traitance dans son activité, sans le justifier, ce que demande pourtant le décret. Enfin, sur la prise en compte des enjeux de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) dans la politique d'achat et la relation avec sous traitants et fournisseurs… quasiment aucune donnée chiffrée n'a été communiquée. Or, les parties prenantes attendent des informations plus critiques, opposables, sur les cahiers des charges et les audits réalisés auprès des fournisseurs.
AE : Quel bilan tirez-vous de l'application du décret actuel ?
PJ : Le décret ne permet pas d'appliquer la loi Grenelle 2 à la lettre. Le texte a été difficile à rédiger et fait l'objet de polémiques et controverses entre les parties prenantes. Aujourd'hui, il ne satisfait pas les organisations patronales qui l'estiment trop contraignant. Il ne satisfait pas non plus les ONG car il ne conduit pas à la publication systématique d'informations précises et opposables. Il ne doit pas satisfaire le ministère, car il ne permet pas de comparer les reportings des groupes entre eux, ce qui était pourtant l'un des objectifs initiaux – que l'on peut discuter – de la loi. On constate une forte hétérogénéité entre les entreprises, y compris d'un même secteur d'activité, quant aux réponses apportées sur un même sujet. En 2014, on risque de connaître les mêmes conclusions chez les entreprises de plus de 2.000 salariés (et 400 M€ de CA annuel) qui devront publier leur reporting extra-financier de l'année 2013.
En revanche, parmi les effets positifs du décret, nous soulignons que les entreprises ont très majoritairement fait appel à un tiers indépendant chargé de vérifier les données, malgré la publication tardive, le 14 juin 2013, de l'arrêté déterminant la mission de l'organisme vérificateur. En 2013, les groupes ont préféré jouer la sécurité vis-à-vis de la réglementation et ont eu recours à leurs commissaires aux comptes. Les informations publiées gagnent donc en crédibilité. Par ailleurs, on observe bien une extension du reporting extra financier auprès d'entreprises qui ne le pratiquaient pas (alors même qu'elles étaient cotées et donc soumises à la loi NRE depuis 2001).
AE : Le flou juridique persiste chez les entreprises alors qu'un nouveau décret RSE prévoit la suppression du critère de cotation. Qu'en est-il aujourd'hui du texte? Que préconise l'étude ?
PJ : Le gouvernement a en effet annoncé une refonte du décret et prévoit de revenir sur la distinction de publication entre les entreprises cotées et non cotées. Le décret modifié est prêt, nous dit-on : il est à la signature du Premier ministre depuis septembre dernier mais n'est toujours pas paru à ce jour.
Les recommandations de notre étude vont contribuer aux travaux de la plateforme nationale d'action pour la RSE, et le rapport a été mis en ligne sur le site du Commissariat général à la stratégie et à la prospective. En deux mots, les conclusions sont les suivantes : du côté du ministère, la clarification de certains items du décret ainsi qu'une meilleure pédagogie demeure indispensable. Du côté des entreprises, à moyen-long terme, un travail d'harmonisation des indicateurs semble également nécessaire : elles pourraient travailler ensemble par branche d'activité à des référentiels communs, allant jusqu'à la définition d'indicateurs de mesure, ce que ne fait pas, ou très peu, un référentiel comme la GRI par exemple. Enfin, si pour les (très) grandes entreprises, le dispositif Grenelle 2 change assez peu la donne, pour toutes les autres, le décret incite à structurer des protocoles de reporting, à instruire ces sujets RSE et à renforcer la crédibilité du dispositif. Ce qui n'était pas le cas jusqu'à présent et constitue une vraie avancée en la matière.