Le 26 septembre 2019 à 2h40 du matin démarrait un sinistre qui allait marquer durablement l'agglomération rouennaise et poser de nouveau la question de la maîtrise des risques industriels en France. Plus de 9 000 tonnes de produits ont brûlé lors de l'incendie, 5 262 tonnes dans l'usine Lubrizol et 4 252 tonnes dans les entrepôts mitoyens de Normandie Logistique.
Si la catastrophe n'a pas fait de victimes, elle a causé des dégâts matériels très importants dans les deux sites industriels et exposé la population, la production agricole et l'environnement aux résidus de combustion transportés par un panache de fumée d'une vingtaine de kilomètres de long qui s'est déplacé jusqu'à la Belgique.
Aucun scénario d'accidents identifié dans les études de dangers
Que sait-on de l'accident un an après ? De nombreuses enquêtes ont été lancées. Au niveau parlementaire d'abord. La mission d'information de l'Assemblée nationale a remis son rapport le 12 février, déplorant notamment une mauvaise culture du risque et des sanctions trop peu dissuasives. Plus incisive, la commission d'enquête du Sénat a pointé, le 4 juin, un défaut d'information généralisé, de graves manquements dans la prévention des accidents industriels et le suivi sanitaire des populations.
Au plan administratif, deux missions d'inspection réalisées par des hauts fonctionnaires ont été menées. La première, qui a remis son rapport le 10 mars, a révélé la présence de produits inflammables stockés dans de grands récipients pour vrac en plastique à l'extérieur des bâtiments de Lubrizol le jour du sinistre. Aucun des scénarios d'accidents identifiés par la mission n'avaient été pris en compte dans les études de dangers réalisées par Lubrizol. Les travaux de cette mission ont également permis de mettre en lumière les carences des services de l'État dans le contrôle des installations impliquées dans l'incendie. La deuxième mission, dont les travaux ont été publiés en juillet, portait sur la gestion de crise. Elle préconise de moderniser les systèmes d'alerte via les téléphones portables, de créer une task force en soutien aux préfets et d'améliorer la représentation du monde associatif dans les commissions de suivi de sites des établissements Seveso.
Au niveau judiciaire, le parquet de Paris a annoncé en février la mise en examen de la société Lubrizol et le placement de sa voisine Normandie Logistique sous statut de témoin assisté. Cette dernière a porté plainte contre X pour violation du secret de l'instruction suite à un article du journal Le Monde paru en mai. Le quotidien affirmait, après avoir eu accès au dossier d'instruction, que le feu aurait pu trouver son origine dans deux radiateurs électriques d'un vestiaire du logisticien. Mais, depuis, rien n'a filtré du pôle santé publique du tribunal de Paris en charge de l'enquête.
Nettoyage terminé dans les deux sites
En février dernier, Élisabeth Borne, alors ministre de la Transition écologique, a annoncé un renforcement de la réglementation. Trois volets réglementaires ont été soumis à la consultation du public et au Conseil supérieur de la prévention des risques technologiques (CSPRT) cet été. Ils portent respectivement sur les établissements Seveso, sur les entrepôts et sur le stockage des liquides inflammables et combustibles. Ces textes n'ont toujours pas été publiés mais leur parution serait imminente. La ministre avait par ailleurs annoncé une augmentation de 50 % des inspections en 2020, la création d'un bureau d'enquête accidents et l'évaluation des conséquences sanitaires et environnementales des sinistres. Des précisions sur ces différents points devraient être données par les ministres Barbara Pompili et Gérald Darmanin qui se déplacent tous deux à Rouen ce jeudi 24 septembre.
Sur le terrain, les deux industriels sinistrés n'ont pas pris la même voie. Lubrizol a été autorisée à redémarrer partiellement son activité dès le mois de décembre pour deux ateliers dédiés aux mélanges. En juillet dernier, le préfet a donné son feu vert à une nouvelle demande de redémarrage portant sur l'activité des dispersants. "Les zones de stockage autorisées sont beaucoup plus réduites et désormais réparties sur l'ensemble du site afin d'éviter le phénomène de concentration et de masse en cas de départ de feu", avait indiqué la préfecture. Le nettoyage et le déblaiement de la zone incendiée (11 000 m2), avec l'évacuation des derniers fûts en centre de traitement, s'est terminée le 3 septembre, indique l'industriel.
Du côté de Normandie Logistique, les dirigeants avaient annoncé très tôt qu'ils ne souhaitaient plus exploiter le site. Les travaux d'évacuation des gravats, de pompage, de ramassage et de tri sont terminés depuis le 18 août et ont été suivis par le nettoyage des dalles et le curage des réseaux, indique Julia Héraut, avocate de la société. L'entreprise va effectuer un diagnostic de pollution des sols d'ici début 2021. Il sera suivi par des opérations de dépollution encadrées par la préfecture.
Pour ce qui concerne les analyses et études environnementales, « les produits issus de l'incendie du 26 septembre 2019 ne présentent pas de risque pour la santé humaine et animale à court-terme ou à long-terme », assure Lubrizol. Pour cela, la société met en avant les quelque 265 000 résultats d'analyses effectuées à partir de plus de 4 000 prélèvements par 39 laboratoires et organismes publics. En octobre 2019, l'industriel avait signé des conventions d'indemnisation avec les représentants des agriculteurs, commerçants et entreprises. Le montant de 50 millions d'euros avait été avancé en ce qui concerne l'indemnisation des agriculteurs, avant d'être démenti par l'industriel. La commercialisation de la production agricole avait été suspendue pendant trois semaines par les pouvoirs publics.
Le 18 septembre, la préfecture a publié les rapports définitifs de l'interprétation de l'état des milieux. « Aucune incompatibilité d'usage des milieux liée à l'incendie (…) n'a été mise en évidence. En revanche, des traces de pollutions historiques des sols et végétaux (plomb, mercure, arsenic, dioxines, poly-chlorobiphényls, benzo(a)pyrène) liées à l'héritage industriel du territoire ont été localement mises en évidence et peuvent nécessiter une vigilance pour certains usages », concluent les services de l'État. Ceux-ci vont malgré tout imposer une évaluation quantitative des risques sanitaires aux deux exploitants. Santé publique France a par ailleurs lancé le 1er septembre une enquête sanitaire auprès de 5 000 personnes exposées au panache de l'incendie dans 122 communes de Seine-Maritime.
Les constats rassurants faits par les exploitants et les services de l'État sont toutefois loin d'être consensuels. Un collectif d'associations et d'élus a lancé un appel à se mobiliser le 26 septembre devant les sites nucléaires et les établissements Seveso partout en France. « Après Lubrizol, après Beyrouth, face à la situation de crise systémique en cours et aux dangers industriels qu'elle fait peser sur nous », le collectif propose de « lancer un réseau d'auto-défense populaire face aux dangers industriels et technologiques par l'enquête et l'action sur le terrain ». Un appel qui suscite quelques sueurs froides du côté des fédérations professionnelles et des services de l'État.