Le rapport d'inspection qu'Élisabeth Borne avait demandé au lendemain de l'incendie de l'usine Lubrizol est publié. Ce document est très instructif. La ministre de la Transition écologique s'est appuyée sur ses premières conclusions pour annoncer, début février, un renforcement de la réglementation des sites à risque. Mais il apporte également des précisions déterminantes sur les circonstances de la catastrophe.
Si l'origine du feu n'est pas identifiée, le rapport révèle la présence, le jour du sinistre, de grands récipients pour vrac (GRV ou IBC en anglais) contenant des substances inflammables à l'extérieur des bâtiments de Lubrizol. Or, ces récipients, avec une enveloppe en matière plastique, sont « fortement vulnérables en cas d'incendie ».
Zones mitoyenne entre la cour de stockage de Lubrizol et Normandie
Les magistrats instructeurs de l'affaire ont mis en examen la société Lubrizol pour exploitation non conforme d'une installation classée (ICPE) le 27 février dernier, le procuteur de la République de Paris précisant toutefois que les investigations menées n'avaient pas permis de localiser l'origine de l'incendie. Le rapport d'inspection apporte, quant à lui, des informations très précises sur cette localisation. L'ensemble des témoignages recueillis, indique-t-il, convergent pour indiquer que le départ du feu a eu lieu dans une zone mitoyenne entre une cour de stockage non couverte de Lubrizol, dite « cour carrée », et le site de NL Logistique au nord de son entrepôt T3. Mais les hauts fonctionnaires n'ont pu déterminer dans lequel des deux sites le feu a démarré.
« La vidéosurveillance et des témoins oculaires indiquent que le feu a tout d'abord été observé et signalé à l'extérieur du site de Lubrizol Rouen, ce qui suggère que l'origine du feu est extérieure (…) et que le feu s'est malheureusement propagé sur notre site », s'était empressé d'indiquer l'exploitant de l'établissement classé Seveso seuil haut dans un communiqué en date du 30 septembre. « On a, nous, une conviction, c'est que ça ne peut pas être parti de chez nous du fait de notre activité où on n'a pas de produits inflammables, pas d'activité nocturne, les mêmes produits stockés depuis toujours dans le même type de bâtiments », avait assuré de son côté Christian Boulocher, directeur général de NL Logistique, le 6 novembre devant la mission d'information de l'Assemblée nationale. En tout état de cause, l'alerte a été donnée aux pompiers le 26 septembre à 2h39 du matin par un collaborateur de la société Triadis, classée Seveso seuil bas, voisine de NL Logistique, suivi par la télésurveilance de cette dernière et la destruction d'une alarme manuelle. Si l'employé de Triadis a signalé un feu « chez Lubrizol », cette expression n'est pas forcément concluante sur l'origine de l'incendie, soulignent toutefois les rapporteurs.Liquide très inflammable pouvant former des mélanges explosifs
Dans la zone de stockage à l'air libre de Lubrizol, à la limite de laquelle a démarré le sinistre, « étaient stockés les emballages de produits non conformes (…). Ces produits étaient conditionnés en IBC ou en fûts métalliques », indique le rapport. Plus loin, celui-ci révèle que des palettes étaient stockées le long du mur coupe-feu dans la cour carrée et le long du bâtiment mitoyen de NL Logistique. Mais surtout que « des liquides inflammables étaient présents dans les stockages extérieurs le soir (sic) de l'incendie (diéthylamine par exemple) ». La diéthylamine est « un liquide très inflammable (…) qui peut former des mélanges explosifs avec l'air dans les limites de 1,8 à 10 % en volume », indique la fiche toxicologique de la substance établie par l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS).
Des centaines de tonnes de liquides, sans être classés inflammables par la réglementation, étaient stockés avec des produits combustibles alors que leur point d'éclair était bas, rapporte aussi la mission. C'est-à-dire qu'ils pouvaient facilement brûler à des températures susceptibles d'être rencontrées en milieu de travail. « Avant d'être enfutés et entreposés, les liquides stockés sont réchauffés à 42,5°C pour les fûts, rapprochant leur température de leur point d'éclair, en particulier aux points d'éclair proches de 60 °C », révèle le rapport. Lors de l'incendie, quatre employés de l'entreprise Netman, sous-traitant de Lubrizol spécialisé dans la logistique, étaient présents sur le site. Les opérations d'enfûtage se faisaient en effet 24 heures sur 24. « Ils ne connaissent pas ce qu'il y a dans les bidons. Ils les remplissent, ils les stockent, ils font de la logistique, mais quand ça tombe, quand il y a un évènement, ils ne savent peut-être pas réagir », avait expliqué Romuald Fontaine, secrétaire général du syndicat CFDT Chimie Haute-Normandie devant la mission d'information de l'Assemblée nationale.
Trois scénarios d'accidents
Les auteurs de la mission identifient plusieurs scénarios d'accidents, qui auraient pu conduire à un incendie des stockages extérieurs de Lubrizol, résultant d'un feu à proximité des stockages d'IBC contenant des produits facilement inflammables. Aucun de ces scénarios n'avait été pris en compte dans les études de dangers successives réalisées par Lubrizol. Le rapport envisage trois événements initiateurs : une rupture de confinement d'un conteneur associée à une source d'ignition, l'inflammation du carburant d'un transpalette utilisant du GPL en bouteilles ou d'un autre engin de manutention utilisant un moteur thermique, ou la propagation de l'incendie depuis le stockage de NL Logistique.
En tout état de cause, la seule mesure de maîtrise des risques adoptée par Lubrizol pour les stockages extérieurs était le tour de veille, pointe le rapport. La probabilité de détecter un incendie était d'une fois sur dix seulement selon l'industriel, cette valeur étant en outre certainement surestimée selon les hauts-fonctionnaires.
Ceux-ci pointent un niveau de risque « inacceptable » alors que des mesures « simples et peu coûteuses » de réduction du risque à la source auraient pu être mises en œuvre pour ces stockages extérieurs : détection incendie, abandon des grands récipients pour vrac en plastique au profit de fûts métalliques, remplacement des transpalettes à moteurs thermiques, séparation des stockages de liquides combustibles selon leur point d'éclair et… caméra de surveillance. Une préconisation qui interpelle alors que Lubrizol dit s'être appuyée sur la vidéosurveillance pour situer l'origine de l'incendie à l'extérieur de son périmètre.