Les pouvoirs publics auraient-ils sciemment mis le couvercle sur les résultats inquiétants d'une étude portant sur la pollution causée par l'incendie des installations de Lubrizol et Normandie Logistique survenu le 26 septembre 2019 ? C'est ce que craignent trois associations (Union des victimes de Lubrizol, Respire Rouen et Association des sinistrés de Lubrizol) qui, par un courrier du 9 août, ont demandé des explications au préfet de la Seine-Maritime, Pierre-André Durand. Un courrier qu'elles ont également adressé à l'Elysée, au ministre de la Santé, ainsi qu'à 50 responsables politiques locaux.
Les inquiétudes des associations viennent des résultats de l'étude prescrite aux exploitants en octobre 2019 par le préfet afin de mener des analyses de suivi de la qualité de l'air par bioindicateurs, en l'espèce des lichens. Cette étude a été menée par le cabinet Aair Lichens à travers deux campagnes. La première a été réalisée à l'automne 2019 sur 23 communes choisies par la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal). La seconde a été menée à l'automne 2020 en y ajoutant six communes supplémentaires situées en dehors du panache, à titre de témoins. Ces dernières étaient toutefois sous influence péri-urbaine, urbaine ou industrielle, précise le rapport du cabinet.
Valeurs inquiétantes de HAP dans les lichens
Les résultats de cette étude ont été très sommairement présentés par Olivier Morzelle, directeur régional de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal), à la fin de la réunion du comité de transparence et de dialogue du 5 juillet dernier. Cette instance avait été installée par le Gouvernement quelques jours après l'accident industriel. « Les études ont mis en évidence un impact ponctuel de l'incendie sur l'air, qui s'est manifesté notamment par un marquage des lichens, [et ont] permis d'affiner et de confirmer la signature de l'incendie, mais (…) ne donnent pas d'information sur les concentrations dans l'air », expliquait M. Morzelle.
Or, d'après les résultats de ces études qui n'ont été mises en ligne que le lendemain du comité de transparence suite à la demande des associations, des valeurs très inquiétantes en hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) ont été relevées dans les lichens à l'automne 2019, même si la situation s'est ensuite normalisée selon les prélèvements effectués un an plus tard. Or, nombre de ces composés sont cancérigènes.
Les maires pas au courant
« À aucun moment, suite aux premières analyses, les maires des communes n'ont été mis au courant de ces chiffres. Il aura fallu attendre près de deux ans pour savoir que nous avons été pollués de la sorte, sachant qu'aucun vrai suivi médical réel n'a été mis en place par Santé publique France », s'indigne Christophe Holleville, secrétaire de l'Union des victimes de Lubrizol. Suite à cette alerte tardive lancée par les associations, le maire de Serqueux, Thomas Hermand, a annoncé fin juillet sa décision de porter plainte contre Lubrizol, notamment pour mise en danger délibérée de la vie d'autrui.
Le préfet, de son côté, conteste cette présentation des résultats de l'étude d'Aair Lichens à travers un courrier adressé le 30 juillet aux maires concernés. « L'intérêt de l'étude des lichens, dont les résultats ont récemment fait l'objet d'interprétations et de commentaires erronés, tient au fait de disposer de nouveaux éléments complétant ou précisant la liste des molécules (signature chimique) contenues dans le panache de l'incendie, sans pouvoir en tirer des conclusions sanitaires », écrit le représentant de l'État. En effet, explique celui-ci, il n'y a pas de « relation directe entre la teneur absorbée par les lichens, même si elle devait être élevée, et la teneur de ces polluants dans l'air » car les lichens « présentent la propriété de concentrer les substances qu'ils absorbent ».
Après un article publié dans Médiapart le 22 juillet pointant le rôle de l'État dans la minimisation de la pollution, le préfet a également fait valoir ses arguments dans un droit de réponse publié le 2 août par le média en ligne. « Les services de l'État n'ont en aucun cas pour objectif de minimiser les impacts de cet incendie », assure Pierre-André Durand, qui rappelle les très nombreuses analyses effectuées en plus des mesures d'urgence : interprétation de l'état des milieux (IEM), évaluation quantitative des risques sanitaires (EQRS), bilan d'Atmo Normandie, enquête de santé et suivi de la santé des travailleurs par Santé publique France., etc. « L'État a imposé plus 6 500 prélèvements représentant 368 000 données, analysées et intégralement rendues publiques », rappelle le préfet.
« Pourquoi pas d'analyse sur l'ensemble des 112 communes touchées ? »
Mais ces explications peinent à convaincre les associations de victimes. Aussi, par leur courrier au préfet, les trois associations posent une série de questions complémentaires. Outre le retard dans l'information des maires concernés, elles interpellent Pierre-André Durand avec une série d'interrogations : pourquoi ces résultats n'ont-ils pas été intégrés dans l'interprétation de l'état des milieux ? Pourquoi les analyses n'ont-elles pas été généralisées à l'ensemble des 112 communes touchées par le panache ? Pourquoi avoir laissé le choix à Lubrizol d'intégrer six communes supplémentaires hors panache en tant que témoins alors que certaines sont très polluées ? Pourquoi ne pas avoir fait effectuer des analyses de biométrologie pour les habitants des communes particulièrement impactées ?
Autant de questions auxquelles le préfet va devoir répondre s'il souhaite calmer l'inquiétude des victimes. Des réponses sont en principe attendues d'ici la fin du mois d'août. « Nous avons eu une réponse informelle du chef de cabinet comme quoi il s'empressait de répondre avant la fin du mois mais malheureusement ça va être une réponse totalement brodée », craint Christophe Holleville, rempli de désillusion.