La lettre de mission avait été signée en décembre 2019 par cinq ministres. Ceux-ci demandaient à leurs services d'inspection respectifs (CGEDD, Igas, IGA, CGAAER, CGE) de procéder à une évaluation globale de la gestion de crise résultant de l'incendie de l'usine Lubrizol du 26 septembre 2019, en intégrant les conclusions de la première mission rendues en février dernier.
Sans véritable surprise, leur rapport, publié deux mois après sa remise aux ministres, est peu incisif vis-à-vis du rôle des services de l'État dans cette gestion, en tout cas bien moins que celui de la commission d'enquête sénatoriale qui avait pointé un défaut d'information généralisé. Les carences constatées portent sur l'insuffisance des outils de communication à disposition des autorités publiques locales, le manque de moyens de répondre à « l'emballement des médias et des réseaux sociaux », et la difficulté à apprécier les effets de moyen et long terme de l'accident.
Un dispositif d'alerte à moderniser
Comme l'avaient fait les auteurs du premier rapport d'inspection et le Sénat, les hauts fonctionnaires constatent la bonne gestion opérationnelle de l'incendie lui-même, saluant l'articulation efficace des différents services de secours, et même une stratégie « parfaitement adaptée ».
Même constat pour l'alerte des populations : la stratégie est jugée bonne mais les moyens limités. Le choix de s'appuyer sur les médias et des messages d'information plutôt que sur une activation immédiate des sirènes, s'agissant d'un accident intervenu en pleine nuit, est jugé judicieux par la mission. « Ces messages reposaient sur une évaluation objective de la situation, dont l'absence de menaces sanitaires graves immédiates, et se sont accompagnées de consignes à la population (…) suivies rapidement de décisions de prudence (…) ». Mais la mission estime, comme l'avait fait l'association de collectivités Amaris, que les dispositifs d'alerte doivent être modernisés, en particulier par la diffusion automatique d'une alerte via les téléphones portables (SMS localisés ou Cell Broadcast). « Le report prévu en 2022 est décevant, au vu de la nécessité de perfectionner l'information du public et face à la désinformation », réagit à ce propos France Nature Environnement Normandie (FNE-Normandie).
La mission recommande également d'associer plus directement les collectivités territoriales, les organisations professionnelles et les industriels eux-mêmes à la gestion de crise, et de développer les actions de sensibilisation de la population. Les fonctionnaires pointent en particulier « une faible culture du risque industriel » à Rouen malgré l'incident survenu en 2013 dans la même usine.
Les hauts-fonctionnaires se sont aussi penchés sur la coordination des services de l'État entre le niveau local et le niveau central. Ils préconisent la mise en place d'une instance nationale de coordination interministérielle formalisée en soutien stratégique au préfet mais ne prenant des décisions que sur les aspects de portée nationale. Selon la mission, certains aspects de la crise n'auraient en effet pas dû être gérés au niveau central : communications locales, mise à disposition de données de prélèvements, mesures territoriales de suivi sanitaire…
Défaut de coordination des prélèvements
La mission d'inspection est en effet plus critique sur l'évaluation des risques sanitaires à moyen et long termes. Si la mobilisation des services de l'État et autres acteurs concernés est jugée rapide, « les prélèvements et analyses se sont organisés en "couloirs" thématiques séparés et selon des délais différents », constate-t-elle. Le défaut de coordination a constitué « un obstacle important à la consolidation des données utiles à une évaluation globale des risques pour la santé », mais aussi « complexifié le travail des instances d'expertise et d'évaluation (Anses, Ineris, Santé publique France) » et « accru les incertitudes scientifiques ».
Pour remédier à ces difficultés, les hauts-fonctionnaires jugent indispensables de mettre en place une cellule post-accidentelle au centre opérationnel départemental (COD) réunissant l'ensemble des acteurs concernés, sous l'égide du préfet.
« Difficultés de la parole publique »
Les services d'inspection ont enfin constaté « les difficultés de la parole publique », renforcée par le manque de confiance vis-à-vis de l'industrie chimique, face à une inquiétude de la population qu'ils jugent malgré tout « légitime ». Ils saluent « un important effort de communication de l'État » là où la commission d'enquête sénatoriale avait pointé les prises de parole intempestives des membres du Gouvernement. Mais ils constatent que cet effort « n'a pas suffi à contenir l'emballement des médias et des réseaux sociaux ». Un emballement qui aurait été nourri par « le décalage » entre les inquiétudes de la population et « un discours rationnel, rassurant et factuellement exact des autorités, mais rendu parfois peu accessible par la complexité du sujet ».
Face à ce constat, la mission recommande de renoncer à une forme de communication trop descendante et de davantage s'appuyer sur les élus locaux, les professionnels de santé et les acteurs du monde associatif. Elle salue à cet égard la création du comité pour la transparence et le dialogue, même s'il n'a pas permis d'impliquer ces acteurs relais de la communication, reconnaît-elle. Pour FNE-Normandie, l'implication des élus et associations aurait effectivement permis de corriger « une communication institutionnelle pour le moins maladroite ». Les services d'inspection recommandent en conséquence la création d'une « task force nationale d'appui » susceptible de soutenir les moyens de communication des préfets, de même qu'une cellule « écoute et riposte » permettant de réagir en temps réel aux fausses informations sur les réseaux sociaux.
La mission recommande aussi une représentation accrue du monde associatif au sein des commissions de suivi de sites (CSS) des établissements Seveso, de même qu'au sein des S3PI, et une ouverture de leur présidence à d'autres représentants que ceux de l'État.
En revanche, rien sur la composition des conseils départementaux de l'environnement et des risques sanitaires et technologiques (Coderst). « C'est un simulacre de démocratie environnementale », avait dénoncé Alain Chabrolle, vice-président de France Nature Environnement alors que le Coderst devait se prononcer sur la première réouverture du site Lubrizol en décembre dernier. Cette instance vient de délivrer un nouvel avis favorable pour un redémarrage d'activités supplémentaires du chimiste, malgré l'opposition des maires de Rouen et de Petit-Quevilly.