Dans une étude parue jeudi 29 mars dans la revue Science, l'équipe de scientifiques français de l'Institut national de la recherche agronomique (Inra) d'Avignon, de l'Association de coordination technique agricole (Acta) et du CNRS a mis en évidence pour la première fois ''le rôle d'un insecticide dans le déclin des abeilles, non pas par toxicité directe mais en perturbant leur orientation et leur capacité à retrouver la ruche''.
Pour réaliser leur étude, les chercheurs ont collé des micropuces électroniques RFID de 3 milligrammes fixées sur le thorax de plus de 650 abeilles permettant de suivre leurs déplacements. Ils ont pu constater l'importance du non-retour à leur ruche de la moitié des butineuses préalablement nourries en laboratoire, avec une solution sucrée contenant des doses très faibles d'un insecticide de la famille des néonicotinoïdes, le thiaméthoxam. Il s'agit de lasubstance active utilisée pour l'enrobage des semences dans de nombreux produits phytosanitaires, comme le Cruiser du fabricant Syngenta sur le maïs et sur le colza, déjà accusé d'être à l'origine d'une surmortalité d'abeilles par les apiculteurs et les ONG environnementales.
Les abeilles désorientées par une faible dose
En comparant les proportions de retours à la ruche des deux groupes d'abeilles ayant reçu une solution sucrée avec ou sans pesticides, les chercheurs ont évalué le taux de disparition imputable à l'ingestion du produit testé. Résultats : cet insecticide agit sur les abeilles à des doses bien inférieures à la dose létale en interférant avec leur système cérébral de géolocalisation, ce qui a entraîné la mort d'un grand nombre d'entre elles. "Lorsqu'elle est combinée à la mortalité naturelle", cette disparition liée à l'insecticide aboutit à une mortalité journalière de 25% à 50% chez les butineuses intoxiquées. Soit jusqu'à trois fois le taux normal (environ 15% des butineuses par jour), précise l'étude.
Afin d'évaluer l'impact de l'augmentation du taux de mortalité en période de floraison, les chercheurs ont établi une simulation basée sur ces résultats qui ''laisse penser que l'impact de l'insecticide sur les colonies pourrait être significatif." Celle-ci montre que si la majorité des butineuses étaient contaminées chaque jour, l'effectif de la colonie pourrait chuter de moitié pendant le temps de la floraison – et jusqu'à 75 % dans les scenarii les plus pessimistes. "Ce déclin démographique serait critique, à une période où la population de la colonie devrait atteindre un maximum, un préalable nécessaire au stockage de réserves alimentaires et à la production de miel". Cette désorientation a donc "le potentiel de déstabiliser le développement normal de la colonie", ce qui peut en outre la rendre vulnérable aux autres facteurs de stress que sont les pathogènes (varroa, Nosema, virus) ou les variations de la disponibilité des ressources florales naturelles. Et de conclure :une exposition des abeilles butineuses à un insecticide néonicotinoïde ''pourrait affecter à terme la survie de la colonie, même à des doses bien inférieures à celles qui conduisent à la mort des individus''.
Vers un retrait du marché du Cruiser OSR ?
Face aux résultats de toxicité démontrée par l'étude - venant confirmer par la même les craintes des apiculteurs et ONG - le ministère de l'Agriculture a réagi dès le 29 mars au soir en indiquant qu'il envisageait l'interdiction de l'usage du pesticide Cruiser OSR utilisé sur le colza, après ''réévaluation" du produit. Le pesticide est autorisé en France depuis juin 2011 sur la base d'un avis favorable de l'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses). Or, le ministère a déclaré attendre un nouvel avis de l'Anses, d'ici le 31 mai, "avant la campagne de semences en juillet", selon un responsable interrogé par l'AFP. Le ministère a également demandé à l'Inra et à l'Acta "d'accélérer les recherches en plein champ" pour évaluer si les résultats de leur expérimentation "se retrouvent en condition réelle".
En cas de confirmation des résultats de l'équipe française, l'autorisation de mise sur le marché du Cruiser OSR serait alors retirée. De quoi satisfaire France Nature Environnement (FNE) et l'Union nationale de l'apiculture française (Unaf) qui avaient déjà demandé le retrait du pesticide. Mais les apiculteurs et la fédération écologiste avaient été déboutés en juillet 2011 en référé par le Conseil d'Etat qui s'était déclaré incompétent pour traiter cette affaire. Dans un communiqué, l'Unaf qui a déjà déposé un autre recours contre le pesticide, a réclamé ce vendredi 30 mars une interdiction "immédiate" du Cruiser OSR. La fédération appelle également au retrait de ''l'ensemble des pesticides néonïcotinoides tueurs d'abeilles''alors que le Cruiser 350 utilisé sur le maïs ''peut toujours être commercialisé dans l'attente d'une décision de justice pour l'AMM 2011", selon elle. "L'article publié dans Science intervient alors que le colza est en pleine floraison, et que selon les chiffres de Syngenta, 600.000 ha de colza enrobé au Cruiser OSR auraient été semés l'été dernier. Le Ministre a annoncé renvoyer à l'Anses l'évaluation de l'étude, mais un avis de l'Anses au 31 mai interviendrait trop tard par rapport au calendrier de commande des graines de colza, semées en août'', prévient la fédération apicole. "Le temps n'est plus aux études mais à l'action politique courageuse !", a déclaré Olivier Belval, président de l'Unaf.
De son côté, FNE qui "se bat" également ''depuis 4 ans pour l'interdiction de ce produit" a vu "un message extrêmement positif" dans l'annonce du gouvernement. ''Nous attendons l'avis de l'Anses mais le fait que les pouvoirs publics réagissent enfin est une excellente nouvelle pour les abeilles, dont chacun sait qu'elles sont indispensables à l'équilibre des écosystèmes et à notre alimentation", a déclaré Bruno Genty, président de FNE.
Syngenta conteste l'étude
En revanche, le fabricant suisse Syngenta a, lui, contesté les conclusions de l'étude française estimant dans un communiqué qu'elle comporte "deux biais fondamentaux". Selon lui, la dose d'insecticide administrée est "au moins trente fois plus élevée que celle du nectar de colza protégé avec du Cruiser OSR". Pour atteindre la quantité de thiaméthoxam retenue dans l'étude, l'abeille "devrait consommer quotidiennement jusqu'à sept fois son propre poids en nectar. Cette quantité correspond également à deux fois la dose maximale retenue comme « pire cas » par l'Anses" dans son avis d'octobre 2010, affirme Syngenta. Ce dernier conteste également les conséquences du pesticide sur ''la chute de moitié des colonies" pendant le temps de la floraison alors que les études fournies à l'appui du dossier d'autorisation de mise sur le marché "n'auraient montré aucune baisse de poids des colonies". Le groupe assure ''que le Cruiser OSR a déjà été utilisé sur plus de trois millions d'hectares de colza en Europe sans incident''.