Les sols seraient-ils les grands oubliés des politiques environnementales ? C'est le paradoxe de cette ressource, d'où provient toute vie sur Terre, et qui fournit maints "services" écologiques sans faire l'objet, pour autant, d'une attention à sa mesure. Au cœur de grands enjeux planétaires particulièrement cruciaux comme la sécurité alimentaire, la qualité des masses d'eau souterraines et superficielles, le changement climatique ou la biodiversité, les sols sont soumis à rude épreuve : chaque seconde, en France, ce sont 27 mètres carrés qui disparaissent par imperméabilisation, chaque seconde dans le monde, ce sont 6.350 mètres carrés de terres agricoles effacés, souligne le site de la journée mondiale des sols, lancée par la FAO, la société savante nationale Afes, l'agence régionale Natureparif, qui, depuis 2013, co-organisent un colloque international à Paris chaque 5 décembre.
Pour le président de l'Association française pour l'étude du sol, Dominique Arrouays, "le développement durable passe par la préservation des sols. Les sols agricoles que nous bétonnons sont également souvent les plus productifs. En diminuant ainsi notre potentiel de production, nous augmentons notre empreinte écologique sur d'autres surfaces du globe. Il faut parfois 10 fois plus d'espace pour produire ce que nos sols et notre climat permettent. Indirectement, nous participons à l'augmentation mondiale de la déforestation et à l'accaparement des terres des plus pauvres". Les sols forment des entités vivantes, qui se constituent très lentement, sur plusieurs milliers d'années, mais peuvent être détruits en quelques heures, par excavation.
Que faire ? "Il nous faut apprendre à reconstruire la ville dans la ville, à reconquérir les friches industrielles, et, lorsque nous le faisons, à veiller à ce que des espaces permettant le fonctionnement des sols y soient maintenus", estime Dominique Arrouays. Maintenir la matière organique devrait être une priorité au nom de la protection du climat : "Une augmentation relative de 4 pour mille par an des stocks de matière organique des sols suffirait à compenser l'ensemble des émissions de gaz à effet de serre de la planète. Inversement, une diminution relative de 4 pour mille doublerait nos émissions. Il est donc primordial de protéger ces stocks", exhorte-t-il.
Grands régulateurs du climat
Les travaux d'EcoFinders, projet de recherche européen coordonné par l'Inra conduit entre 2011 et 2014, ont mis en évidence de très grandes différences entre les sols européens pour leurs capacités à éliminer le protoxyde d'azote (N2O), un puissant gaz à effet de serre, également responsable de la dégradation de la couche d'ozone. Des chercheurs de l'Inra de Dijon ont montré que la capacité des sols à éliminer le N2O peut être principalement expliquée par la diversité et l'abondance d'un nouveau groupe de microorganismes, capable de le réduire en azote atmosphérique (N2). Ces résultats, publiés dans la revue Nature Climate Change de septembre 2014, soulignent l'importance de la diversité microbienne dans le fonctionnement des sols et pour les services qu'ils délivrent.
Sur le plan juridique, un vide reste à combler, selon Philippe Billet, directeur de l'Institut du droit de l'environnement à l'Université de Lyon 3. Ce vide tient au fait que le sol "n'est le plus souvent envisagé que comme sol-surface, support d'activités, plutôt que comme sol‐matière et, lorsqu'il l'est dans ce dernier cadre, le support de production l'emporte sur le biotope ou sur les services écosystémiques essentiels qu'il rend, comme la filtration de l'eau". Densifier le bâti, protéger les sols à vocation agricole par la planification ou la fiscalité sont des solutions d'ores et déjà pratiquées "qui peinent cependant à trouver leur pleine application". "La dispersion des textes, leurs insuffisances incitent à réfléchir à un statut spécifique, définissant des principes essentiels. L'exemple vient de l'échelon communautaire, mais les difficultés rencontrées pour adopter une directive cadre sur le sol, pourtant initiée depuis 2006, illustrent les contradictions nées de finalités d'usages différentes", estime le juriste.
Un enjeu émergent
Sur le terrain, ce sont les associations qui mènent le combat, comme dans le Triangle de Gonesse (95), où le projet "Europa City" lancé par la municipalité et le groupe Auchan est devenu l'emblème d'une mobilisation citoyenne contre l'artificialisation. La révision du Scot (schéma de cohérence territoriale) du Syndicat intercommunal de programmation pour le développement de l'Est du Val d'Oise (Sievo) a été contrecarrée cet été par une série d'avis déposés par les associations, arguant notamment du gaspillage des sols et de toutes les fonctions écosystémiques qui leur sont associées.
Certaines convergences, exprimées lors du colloque de la journée mondiale de sols à Paris le 5 décembre, sont plutôt encourageantes. Son coordinateur, Jean-Claude Marcus, les résume ainsi : "Même si on compte encore peu d'exemples de construction de la ville sur la ville, des concordances commencent à s'exprimer entre ministères de l'Agriculture et de l'Ecologie et l'Ademe, qui partagent l'impératif de reconnaître en amont la nature et l'ensemble des fonctions des sols comme argument pour stopper l'artificialisation. Il y a là une volonté inédite d'envisager plus de conditions suspensives en amont". La ministre de l'Ecologie Ségolène Royal a apporté un soutien décisif à ces nouvelles orientations, "une véritable bascule". Enfin, le ralliement de quelque 140 députés et sénateurs de toutes sensibilités au tout nouveau Club parlementaire pour la protection et l'étude des sols illustre une évolution des sensibilités, dans la perspective de 2015, année internationale des sols.