Mi-mars, l'éditorial "les grandes oubliées du DNTE : la croissance et la demande" de l'Union française de l'électricité (UFE) lançait la polémique. "La quasi-totalité des scénarios qui sont proposés [dans le cadre du débat national sur la transition énergétique (DNTE)] reposent, explicitement ou implicitement, sur une décroissance de la demande d'énergie en général, et d'électricité en particulier", déplorait l'association du secteur de l'électricité. Certes, la consommation électrique baisse depuis 2008-2009 et "cette année, la France, avec une croissance du PIB de moins de 0,5%, sera, en fait, en situation de décroissance", expliquait l'UFE, mais "pour autant, doit-on raisonner, pour ne pas dire miser, dans le cadre de la transition énergétique, sur la poursuite d'une économie en décroissance ?". Et de répondre "certainement pas" tout en craignant que ce soit "le risque du DNTE".
Rapidement, Bruno Rebelle, un des six membres du comité de pilotage du DNTE, démentait sur Twitter : "l'UFE s'enferme dans la posture en dénonçant les soi-disant postures du DNTE". "C'est vous, UFE, qui faites un procès d'intention en disant que le DNTE ne prend pas en compte la croissance et la compétitivité", concluait-il. Autre intervention remarquée, le 3 avril lors de la convention de la Société française d'énergie nucléaire (Sfen), Luc Oursel demandait que le débat national ne repose pas sur des hypothèses de décroissance. Le président du directoire d'Areva considère en effet que "la maîtrise de la consommation énergétique ne doit pas pour autant déboucher sur une apologie de la décroissance".
Les échanges entre experts du DNTE sont-ils conformes à cette description ? Les scénarios prévoient-ils une baisse de la consommation énergétique, voire une baisse du PIB ? Les documents de travail obtenus par Actu-environnement apportent un éclairage contrasté.
Engagements
Le 21 mars, des éléments de comparaison des scénarios soumis au débat ont été présentés au Conseil national du débat sur la transition énergétique (CNDTE). Premier critère d'évaluation, les scénarios doivent tenir compte des engagements pris, tant au plan national qu'européen.
La contrainte de long terme est dictée par le Facteur 4 en 2050 qui implique une baisse de 75% des émissions de CO2 en 2050. A plus court terme, François Hollande s'est engagé sur une réduction à 50% de la part du nucléaire dans la production électrique en 2025. Enfin, le paquet énergie climat fixe pour 2020 trois objectifs. Une part de 23% d'énergie renouvelable (contre 13% aujourd'hui), 450 millions de tonnes équivalent CO2 (MteqCO2) d'émissions de gaz à effet de serre (526 MteqCO2 en 2010) et 129 millions de tonnes équivalent pétrole (Mtep) de consommation d'énergie finale (155 Mtep en 2010).
L'objectif européen d'efficacité énergétique implique donc bien "une décroissance de la demande d'énergie en général". Mais il s'agit d'un engagement européen adopté fin 2008.
Par ailleurs, les scénarios doivent être complets, c'est-à-dire qu'ils doivent présenter un scénario de référence tenant compte de la situation actuelle pour évaluer les coûts et avantages des alternatives proposées. Sur la dizaine d'exercices étudiés (environ 25 sont attendus), peu présentent une telle complexité. Pour l'instant, sortent du lot les scénarios AME - mesures existantes de la Direction générale de l'Energie et du Climat (DGEC) du ministère de l'Ecologie, Engaging Civil Society In Low Carbone Scenarios (Enci-Lowcarb) des ONG, négaWatt de l'association éponyme et Negatep de Sauvons le climat.
Découplage
La consommation d'énergie finale doit donc décroître. Qu'en est-il du PIB ? Sur ce point, pour l'instant, aucun des scénarios étudiés ne propose de réduction du PIB. Sur la période 2010-2030, la prévision la plus basse (Enci-Lowcarb) est une hausse de 27% du PIB, soit une croissance de 1,2% par an, et la plus élevée (Ademe et DGEC) anticipe une hausse de 43%, soit 1,9% par an. Les scénarios soumis proposent donc à la fois une baisse de la consommation énergétique et une hausse du PIB, une approche qui reprend des objectifs importants pour le gouvernement.
Le constat est identique concernant l'activité industrielle, puisque le groupe d'experts du DNTE juge qu'"[elle] n'est pas la variable d'ajustement entre scénarios". Les scénarios misent d'ici 2030 sur une hausse en valeur ajoutée et en volume de la production industrielle, y compris pour les secteurs gros consommateurs d'énergie. Un point qui répond cette fois-ci au souhait de mettre un terme à la désindustrialisation.
Les scénarios ne sont pas décroissants mais ils proposent plutôt de découpler la consommation énergétique et la croissance économique.
Actuellement, les trajectoires basse consommation (moins de 140 Mtep d'énergie finale en 2020 et moins de 85 Mtep en 2050) se détachent. Elles permettent d'atteindre tous les objectifs du paquet climat énergie et le Facteur 4. De plus, elles sont identiques aux trajectoires officielles retenues par l'Allemagne et le Royaume-Uni. Quels scénarios utilisent ces trajectoires ? Celui de l'Ademe ou de négaWatt, par exemple, tous deux à 80 Mtep en 2050.
Cependant, il faut encore évaluer leur faisabilité technico-économique, leur attractivité politique et leurs performances économiques, sociales et environnementales. Rien n'est donc définitif.
En réalité, les scénarios se distinguent surtout par leurs hypothèses sous jacentes. Elles concernent tout d'abord l'innovation et les coûts. Selon les méthodes et hypothèses retenues, les données varient sensiblement. Un exemple : lorsqu'il s'agit d'estimer l'amélioration de l'efficacité énergétique d'un réfrigérateur, le coût du mégawattheure cumulé et actualisé (MWh cumac) varie de moins de 150 euros à près de 1.000 ! Les arbitrages retenus dans les différents exercices sont donc "très contrastés". Pour l'électricité spécifique, domaine qui intéresse directement l'UFE, deux tendances se dégagent. Pour certains, "des gains faibles ne parviennent pas à compenser la dynamique de développement des usages" et, pour d'autres, "la généralisation des équipements les plus performants aujourd'hui en magasin compense les nouveaux usages". Rien de nouveau, mais le débat est clairement posé.
De même, les hypothèses sous jacentes embrassent des domaines très vastes et variés tels que l'urbanisme et l'étalement urbain (part des maisons individuelles ou de l'habitat collectif par exemple), l'offre de transports, la logistique (notamment pour l'alimentation des villes), le modèle agricole et alimentaire et, plus généralement, les modes de vie et de consommation. "C'est une dimension essentielle du débat", selon les experts. Cependant, "les « énergéticiens » ne peuvent répondre à ces questions", préviennent-ils, ajoutant "mais [ils] doivent comprendre les aspirations de la société et proposer des politiques publiques en cohérence".
Un autre jeu d'hypothèses concerne le choix des vecteurs énergétiques, et tout particulièrement la place accordée à l'électricité. Parmi les scénarios les plus aboutis, seuls deux anticipent une croissance de sa part en valeur absolue : Negatep (elle dépasse les 70 Mtep en 2050, contre moins de 40 en 2010) et Enci-Lowcarb (plus de 50 Mtep). Malgré tout, les exercices prévoient tous une croissance relative de sa part. Elle représenterait 29% de l'ensemble de l'énergie consommée pour négaWatt, 38% pour l'Ademe, 41% pour Enci-Lowcarb et 49% pour Negatep. En 2010, elle s'établissait à 24%.
Sur le plan des vecteurs énergétiques, négaWatt se distingue nettement en misant sur le gaz au détriment de l'électricité. En 2050, le gaz atteindrait alors 24 Mtep, soit 33% de la consommation totale, dont 18 Mtep pour le biogaz et 4 Mtep de gaz de synthèse. Un scénario dont "l'hypothèse sous-jacente (…) repose sur un PIB constant, c'est-à-dire décroissant par habitant puisque la démographie, elle, augmente", déplore l'UFE dans une nouvelle tribune publiée sur son site ce lundi 8 avril. L'UFE voit dans négaWatt et l'association Global Chance un opposant déclaré dont l'objectif est d'"en finir avec l'industrie électrique nucléaire française".