"Le programme de restauration de la continuité est souvent établi de manière verticale or si nous souhaitons que ces opérations fassent consensus et correspondent à une vision partagée par les différents partenaires, il faudra privilégier une approche territoriale et les relier davantage aux autres mesures liées à la gestion de l'eau", pointe Alain Brandeis, co-auteur d'un rapport de mission du Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD).Le document donne des pistes pour concilier la continuité écologique avec notamment la préservation des moulins patrimoniaux.
Sur le terrain, la mise en œuvre de la politique de restauration de cette continuité a pris du retard. Cette notion divise les acteurs et provoque de nombreux débats. Devant la controverse suscitée par cette démarche, la mission recommande d'ailleurs que la nouvelle Agence française pour la biodiversité (AFB) se saisisse de ce sujet pour évaluer la politique conduite et l'orienter pour les années à venir.
Définir une vision partagée de la rivière
Depuis 2010, les directions départementales des territoires ont recensé - pour les opérations qui portent sur les moulins - près de 650 projets réussis contre 460 cas de blocages. Pour dépasser cette situation, le rapport préconise une concertation de tous les acteurs pour définir une vision partagée de la rivière et s'accorder sur l'utilisation envisageable des obstacles. Cette démarche devra permettre, à l'échelle d'un bassin versant, d'engager un diagnostic approfondi des différents usages puis de déterminer des objectifs d'aménagement et, ensuite, les moyens pour restaurer la continuité.
Selon le CGEDD, cette réflexion devrait idéalement s'inscrire dans le cadre d'un schéma d'aménagement et de gestion des eaux (Sage). L'enjeu serait de croiser et concilier les problématiques patrimoniales, énergétiques et de biodiversité. Dans le cadre de ce diagnostic territorial, la mission propose ainsi d'étudier le potentiel énergétique des seuils en rivière, en amont des opérations d'aménagement qui concernent des moulins. S'il fait apparaître un "réel potentiel mobilisable avec une absence d'impact environnemental", l'équipement des seuils pour produire de l'énergie électrique pourra alors être envisagé et sera étudié en même temps que le projet de restauration de la continuité.
Vers une reconnaissance "moulins patrimoniaux" ?
Autre piste : reconnaître à certains moulins un véritable statut "patrimonial". Cette proposition se place dans la continuité des travaux du groupe de travail national initié suite aux discussions sur la loi Patrimoine. Cette distinction s'appuierait sur la qualité de l'architecture, du paysage, de l'histoire et de la technique développée pour assurer la production de l'énergie hydraulique actuelle ou passée. La méthodologie de reconnaissance validée par les ministères de l'Environnement et la Culture serait transmise aux préfets. Les moulins retenus avec cette méthode pourraient également être labellisés par l'Etat.
Les ouvrages qui entreraient dans cette catégorie bénéficieraient alors d'un traitement spécifique : leur mise en conformité pour la continuité écologique passerait par des solutions douces comme des manoeuvres régulières des systèmes de vannages ou d'autres solutions qui n'exigent pas la destruction du seuil (rivière de contournement, abaissement du seuil, etc).
La mission préconise aussi la suppression à terme des droits fondés en titre, en les rendant non transmissibles ou en prononçant leur déchéance s'ils ne sont pas utilisés dans un délai qui resterait à fixer. Ces droits sont attachés au moulin et, à l'origine, ils ouvraient au meunier la possibilité de moudre ses grains avec la force motrice de l'eau, pour nourrir la population. "Certains propriétaires s'abritent derrière ce droit pour s'opposer aux mesures proposées alors qu'ils ne l'utilisent plus", explique Alain Brandeis. "Pour créer un effet levier, nous proposons que le délai qui serait retenu pour la déchéance de ces droits soit mis à profit par les propriétaires pour installer une petite production d'électricité. Dans le cas contraire et au bout du terme fixé, ce droit serait perdu".
Enfin, la concertation territoriale devrait également comporter une réflexion sur les pollutions agricoles diffuses ainsi qu'un volet consacré aux autres usages comme le canoë-kayak.
L'opportunité de la mise en œuvre de la Gemapi
"La mise en place de la gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations (Gemapi) def représente également une opportunité pour intégrer cette politique dans la globalité de la gestion des bassins versants ", ajoute Alain Brandeis. Pour les auteurs, la mise en œuvre de cette réforme en cours pourrait permettre de structurer à une échelle cohérente la maîtrise d'ouvrage autour de la restauration de la continuité. La mission a en effet constaté un manque sur cette question pour de nombreux territoires, soit parce qu'il n'existe pas de structure intercommunale compétente, soit parce que les collectivités sont réticentes pour s'engager dans des opérations à la place des propriétaires privés qui en ont juridiquement la charge. Les structures développées dans le cadre de la Gemapi pourront assurer l'animation et la concertation entre les communes, propriétaires, usagers et associations, selon le CGEDD. "Nous nous sommes aperçus que les conflits naissaient plus facilement lorsque les structures de bassins versants étaient absentes, constate l'auteur du rapport. Quand des élus portent une démarche territoriale par exemple un Sage ou un contrat de rivière à travers un syndicat mixte ou de rivière, il y a davantage de concertation et les choses se passent mieux".
Harmoniser les aides des agences de l'eau
Concernant les incitations et le financement de la restauration de la continuité écologique, la mission incite à l'harmonisation et à l'adaptation des aides des agences de l'eau dans le cadre de la préparation de leurs prochains programmes d'action.
Elle propose également de faire évoluer la redevance pour obstacle sur les cours d'eau. L'ensemble des ouvrages serait concerné, même ceux inférieurs à cinq mètres de hauteur. Mais pour la rendre plus incitative, le CGEDD préconise qu'elle ne soit exigée qu'en cas de non-conformité des ouvrages vis-à-vis de la continuité écologique. Les propriétaires seraient ainsi encouragés à réaliser les travaux plutôt qu'à payer cette redevance.
Quelle exploitation des pistes ouvertes par le CGEDD ?
Une proposition saluée par Josselin de Lespinay ancien membre du Directoire du réseau Eau de FNE Nature-Centre, membre du comité de bassin Loire-Bretagne. "Ce rapport va dans le bon sens", estime-t-il. Il considère comme bonne l'approche par le Sage même s'il s'interroge sur l'impact de la composition de la commission locale de l'eau. En revanche, il n'adhère pas au transfert du portage de cette politique à travers la Gemapi. "Nous voyons un mouvement général d'abandon de l'action régalienne, cela fait la force des lobbies et des situations où l'environnement ne pèse pas", indique-t-il. Il estime également comme négligeable le potentiel de production électrique des moulins.
A l'inverse, ce point est souligné par la Fédération française des associations de sauvegarde des moulins. "La production n'est pas énorme, mais ne doit pas être négligée", considère Alain Forsans, président de la FFAM. Pour lui, le rapport apporte une avancée dans leur demande de concertation. Il se réjouit également de la reconnaissance patrimoniale de certains moulins. "Dés que le nouveau gouvernement sera installé nous prendrons contact avec lui pour essayer par la concertation de concrétiser les recommandations de ce rapport", indique-t-il. Premier point de discorde toutefois : la suppression des droits fondés en titre. "Nous avons été entendus mais pas tout à fait écoutés, modère également Alain Forsans. La biodiversité des rivières a été oubliée alors que c'est un élément essentiel dans la reconquête de la vie dans les rivières. Le grave problème de la pollution diffuse du milieu aquatique est minimisé".
La prise en compte des pistes ouvertes par ce rapport reste aujourd'hui un point d'interrogation. Initialement, ce document aurait dû être présenté à l'occasion d'un comité national de l'eau prévu en mars. La discussion avec l'ensemble des partenaires a finalement été annulée du fait du contexte troublé par un amendement déposé lors des discussions sur la loi relative aux énergies renouvelables (EnR) et à l'autoconsommation. Ce dernier a supprimé les obligations liées à la continuité écologique pour les moulins équipés pour produire de l'électricité, lorsqu'ils sont situés sur des rivières à restaurer (classées en liste 2).