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Pollution environnementale en Italie : retour sur un véritable imbroglio dans l'affaire de l'aciérie Ilva

L'usine sidérurgique italienne Ilva fait parler d'elle depuis plusieurs mois. Entre intérêts économiques et enjeux sanitaires et environnementaux : décryptage.

Décryptage  |  Gouvernance  |    |  G. Dode
Pollution environnementale en Italie : retour sur un véritable imbroglio dans l'affaire de l'aciérie Ilva

Ilva, la plus grande aciérie d'Europe, produit à elle seule 9 des 28 millions de tonnes d'acier fabriqués annuellement en Italie. Située à Tarente dans la région des Pouilles, l'usine a été mise sous séquestre le 26 juillet 2012 puis fermée à la production en novembre 2012 dans le cadre d'une enquête pour catastrophe environnementale. Ces décisions ont fait polémique tant les enjeux économiques et environnementaux sont importants. On assiste ainsi à un véritable bras de fer entre le gouvernement et le pouvoir judiciaire.

Désastre environnemental et sanitaire

Depuis 1961, la ville italienne de Tarente héberge le plus important pôle sidérurgique d'Europe, d'une superficie d'environ 15 millions de mètres carrés. Un décret italien de 2006 l'a classé parmi les sites d'intérêt national (SIN) pollués (1) devant être assainis, considérant qu'il comprend un "niveau élevé de pollution" et un "danger conséquent pour la santé de la collectivité".

La communauté scientifique est venue justifier le choix du législateur avec plusieurs études démontrant la dangerosité du site, et notamment l'atteinte portée à la santé des riverains. En 2011, une étude épidémiologique établit un excès de mortalité par cancer évalué entre 10 et 15% aux alentours de l'usine Ilva, dont un pic de 30% de cancers des poumons. Cette mortalité serait due à un important rejet de dioxine. En janvier 2012, une expertise exhaustive des chimistes Sanna, Monteguzzi, Santilli et Felici, met en avant la triste réalité des habitants de Tarente depuis des années. Cette étude indique que "des installations émanent du gaz, des vapeurs, des substances aériformes et solides (poussières notamment) contenant des substances dangereuses pour la santé des ouvriers présents à l'intérieur des installations et pour la population avoisinante (…). L'exposition continue aux émissions polluantes dans l'atmosphère résultant des installations sidérurgiques a causé et cause à la population des phénomènes dégénérescents de l'organisme humain qui se traduisent en maladies et décès".

Ces constats alarmants ont conduit le ministère public à se saisir du problème. Le désastre environnemental a ainsi été officialisé dans le cadre d'une enquête pour catastrophe environnementale.

Un imbroglio juridique entre décisions judiciaires et gouvernementales

Face à l'ampleur de cette pollution, la juge Patrizia Todisco (2) , a prononcé la mise sous séquestre de l'usine Ilva le 26 juillet 2012 jusqu'à assainissement du site. Elle a ordonné l'arrêt de toutes les installations à chaud (hauts fourneaux, cokerie), indiquant que l'entreprise conservait la faculté d'utilisation du site pour produire de l'acier.
"La magistrature est intervenue là où la politique a échoué", a commenté l'association de défense de l'environnement "Tarente respire" à cette occasion.

Un véritable bras de fer entre la justice et le gouvernement est alors déclenché. Le secrétaire à la présidence du Conseil des ministres, Antonio Catricalà, considère la mise sous séquestre disproportionnée étant donné le caractère gravissime pour l'économie nationale de l'interruption de la production d'Ilva. Le ministre de l'Environnement, Corrado Clini, estime que les nouvelles dispositions prises par la juge sont en contradiction avec les actions du gouvernement. Le même jour, il avait en effet adopté un protocole d'entente, d'un montant de 336,7 millions d'euros, avec plusieurs acteurs publics (3) , fixant des interventions d'urgence d'assainissement du site.

Malgré tout, le pouvoir judiciaire passe à la vitesse supérieure le 26 novembre 2012 lorsque la juge Todisco ordonne l'interruption de la production de l'usine. Le ministre de l'Environnement signale alors un obstacle au respect de la loi. Il dénonce une tentative de blocage par la justice de Tarente alors que le gouvernement travaille à un décret visant à faire appliquer l'autorisation administrative environnementale (cf. encadré), renouvelée le 26 octobre 2012, qui prévoit des prescriptions en matière de dépollution du site industriel. 

Qu'est-ce que l'Autorizzazione integrata ambientale ("Autorisation intégrée environnementale") ?

La directive IPPC de 1996 fixe un ensemble de règles communes au sein de l'Union européenne afin d'autoriser et de contrôler les installations industrielles, dont les procédés de production représentent une part considérable de la pollution sur le territoire européen. En application de cette directive, l'Autorizzazione integrata ambientale (AIA) ("autorisation intégrée environnementale") a été mise en place en Italie par un décret législatif de 2005. L'AIA est une autorisation administrative accordée par le ministre de l'Environnement pour les installations existantes et neuves appartenant à l'Etat ou les installations de pollutions majeures telles que les raffineries, les aciéries et les centrales thermiques. En principe, elle est accordée lorsque l'installation adopte les "meilleures techniques disponibles" pour réduire la pollution (article 29 septies du code de l'environnement italien). A la suite de cette autorisation, des programmes de dépollution des sites (plans d'assainissement) sont créés pour éliminer les sources de la pollution et réduire les concentrations de substances polluantes. Il s'agit de l'équivalent de la procédure d'autorisation en France pour les installations classées pour la protection de l'environnement.

La fermeture de l'usine est la "conséquence d'un véritable acharnement judiciaire vis-à-vis de l'entreprise", selon la fédération patronale Confindustria. En revanche, d'après l'Association nationale des magistrats italiens (ANM), les juges ont exercé leurs prérogatives avec rigueur.

Faire "tourner" l'usine à tout prix

Ilva emploie 20.000 salariés dont 5.000 dans les installations mises sous séquestre. Or, le taux de chômage à Tarente est de l'ordre de 30%, contre 10% au niveau national. L'éventuelle fermeture d'Ilva aurait un impact négatif évalué à plus de 8 milliards d'euros, selon le gouvernement italien, dont la plus grande partie (6 milliards d'euros) proviendrait d'une hausse des importations d'acier, et le reste en moins-values pour les indemnités de chômage, la diminution des entrées fiscales ou encore les dépenses de reconversion.

En dépit des décisions judiciaires, et face à ces enjeux économiques, le gouvernement adopte un décret-loi (4) dit "Salva Ilva" (Sauver Ilva), le 28 novembre 2012, pour permettre l'assainissement de l'usine tout en préservant la continuité de sa production. "Ilva doit être mise en condition de pouvoir fonctionner afin de procéder à l'assainissement", explique Corrado Clini. Le décret permet l'application de l'autorisation administrative environnementale requise pour l'exercice de l'activité de l'usine. "L'AIA respecte les plus rigoureuses règles européennes ainsi que les normes nationales et régionales pour la protection de la santé et de l'environnement. La loi m'impose de l'appliquer. Que celui qui entend empêcher son application, et par conséquent celle de la loi, le dise et ait l'honnêteté intellectuelle d'expliquer pourquoi", justifie le ministre.

Mais ce décret-loi n'a pas fait l'unanimité. Parmi les nombreuses réactions qu'il a suscité, Angelo Bonelli, président des Verts, déclarait : "Désormais à Tarente on permet de polluer par décret".

Ces critiques ont conduit à une correction du décret-loi désormais dénommée "Salva-Taranto" (Sauver Tarente), convertie ensuite en une loi du 24 décembre 2012, entrée en vigueur le 4 janvier 2013. Elle vise à renforcer les normes imposant aux industries polluantes un assainissement environnemental, étendant le "modèle" Ilva à tous les cas d'urgence environnementale similaires.

La loi prévoit "la poursuite de l'activité productive quand bien même l'autorité judiciaire aurait adopté une mesure de mise sous séquestre des biens de l'entreprise", et ce avec un effet immédiat. Ainsi, le gouvernement met en garde la magistrature, susceptible de s'y opposer : "la loi est celle de la Gazetta Ufficiale (5) . Et elle doit être respectée par tous".

Toutefois, pour justifier son action, le gouvernement précise que la loi conditionne la poursuite de l'activité de l'usine, pendant les 36 prochains mois, au respect des prescriptions de l'autorisation environnementale. En cas de manquement, l'usine s'expose à des sanctions administratives pouvant aller jusqu'à 10% de son chiffre d'affaires. Ceci constitue une garantie : si l'usine ne respecte pas les dispositions de la loi, "elle verra sa valeur chuter jusqu'à en perdre le contrôle", indique Corrado Passera, ministre du Développement économique et du transport. Le ministère de l'Environnement, quant à lui, évoque la possibilité d'une nationalisation de l'usine en dernier recours.

Sauver la ville ou sauver Ilva ? Un emploi ou la vie ?

Les ouvriers de l'usine et les habitants de Tarente sont les principales cibles du désastre environnemental en cause de ces conflits de pouvoirs. Dans le quartier Tamburi règne un esprit de résignation et parfois de révolte, démontrant l'opposition au sein même de la population. Entre préservation de la santé et droit à la vie, ou préservation de son emploi pour survivre, difficile de choisir. Les manifestations en réaction aux décisions judiciaires témoignent de la division des habitants.

Certains manifestants dénoncent les dégâts sur la santé provoqués par l'usine locale. Felice Belisario, membre de l'association l'Italie des valeurs (IDV), indiquait être "venu soutenir la magistrature, soumise aux attaques du gouvernement et des partis, pour avoir seulement demandé le respect de la loi". Tandis que d'autres déploraient le risque de fermeture de l'usine. A l'occasion d'une grande manifestation le 2 août 2012, des milliers de salariés, soutenus par les trois grands syndicats italiens, ont réclamé le maintien de leur emploi. L'un d'entre eux avait d'ailleurs déclaré aux médias italiens qu'il préférait mourir d'un cancer que de faim.

Les décisions prises par le gouvernement en contradiction avec la justice conduisent à l'incompréhension de certains citoyens. Une habitante de Tarente évoquait dans les médias sa difficulté de faire confiance à une politique qui lui a volé le droit à la vie. "Dites aux mères que la maladie et la mort de leurs fils est nécessaire pour éviter l'écroulement du Pil (PIB)", alertait une mère de famille dans une lettre adressée au président de la République italienne, Giorgio Napolitano.

Pour le président de l'association Legambiente, le décret-loi adopté est "dangereux pour Tarente et pour toute l'Italie". Il dénonce la possibilité que s'est accordé le gouvernement d'outrepasser les décisions du pouvoir judiciaire. Alors que les membres de l'association espéraient un décret pour sauver Tarente, ils ont obtenu un décret pour sauver Ilva.

Inconstitutionnalité de la loi ?

L'adoption de la loi Sauver Tarente illustre le jeu de pouvoirs entre le gouvernement et la justice italienne. Après appel du jugement intervenu en août 2012 par les dirigeants d'Ilva, la Cour d'appel de Tarente n'a pas statué. Soupçonnant une inconstitutionnalité de la loi Sauver Tarente, elle a saisi le 8 janvier 2013 la Cour constitutionnelle italienne.

Si le ministre de l'Environnement a déclaré prendre acte de l'exception d'inconstitutionnalité, "la loi doit quand même être appliquée en attendant la décision de la Cour constitutionnelle", indique-t-il. D'après lui, l'usine a besoin de la disponibilité de ses installations et de ses produits pour respecter les prescriptions de l'autorisation environnementale dans les temps impartis.

Le Président d'Ilva dénonce quant à lui "un acharnement du Parquet". Il rappelle que la direction a déjà commencé à appliquer les prescriptions de l'autorisation environnementale en fermant certaines installations, mais que la libération des marchandises est indispensable pour continuer la vie de l'entreprise. Empêcher leur vente engendrerait une perte d'environ 1 milliard d'euros pour le groupe, et signifierait mettre Ilva en liquidation. D'autant que les investissements liés au plan de dépollution avoisineraient les 3,5 milliards d'euros d'après un média italien.

Entre pouvoir judiciaire et gouvernemental, quelle est la voix de la raison ? La décision de la Cour constitutionnelle se fait désormais attendre.

1. Décret législatif 152/2006, article 252, et décret 10/1/2000 du ministre de l'Environnement italien.2. En Italie, il s'agit du juge dénommé 3. Il s'agit du ministre pour la Cohésion du territoire, la région des Pouilles, la province de Tarente, la commune de Tarente et le commissaire extraordinaire du port de Tarente.4. Dans l'ordonnancement juridique italien, un décret-loi est une disposition provisoire ayant force de loi. Il est adopté par le gouvernement en cas d'urgence, conformément à l'article 77 de la Constitution italienne. Réglementé à l'article 15 de la loi n° 400/1988, ses effets sont provisoires. Le Parlement le convertit en loi dans les 60 jours suivant sa publication.5. Equivalent du Journal Officiel en France.

Réactions2 réactions à cet article

Je n'avais pas connaissance de ces multiples rebondissements ni des problèmes de cette usine à Tarente avant de lire cet article et je trouve toute cette histoire très impressionnante et très ridicule aussi ! On dirait que l'exploitant a toujours refusé d'investir dans les équipements de prévention de la pollution et qu'il refuse toujours (tout cela aurait du être initié et rapidement mené dés janvier 2012 ou juillet 2012) ; on dirait aussi qu'il a fallu attendre que la justice tape du poing (et l'état aide...encore!) pour qu'il commence à dépolluer son site ... mais de l'autre côté, le gouvernement semble avoir une vision complètement ... basique ... du pire des travailleur arriéré qui néglige complètement l'environnement et ne prend en compte que les données économiques en n'appelant qu'en dernier recours à l'investissement et encore : seulement pour la dépollution du site (c'est à dire rien en termes de prévention des cancers) ; et pour finir, c'est la justice qui devient vengeresse en empêchant l'exploitant de survivre en vendant une ou deux unités de production mais son but est peut-être justement de passer par la case du rachat forcé afin d'avoir un nouvel exploitant (groupe concurrent ou état) plus responsable vis-à-vis de la loi et/ou de la santé-sécurité (prévention des pollutions) et de l'environnement (dépollution) ... mais les investissements à faire dés le rachat ne seraient-ils pas trop important pour faire des intéressés ?

Lionel | 26 février 2013 à 11h57 Signaler un contenu inapproprié

Bonsoir,
Depuis longtemps déjà les gouvernements ont pieds et mains liés par les groupes financiers/industriels - Avec pour seul but l'avidité des groupes financiers qui se servent de l'industrie comme levier, peut importe que celui-ci soit détruit en quelques années - Seul le profit compte !

Jean-Marie | 11 mars 2013 à 18h53 Signaler un contenu inapproprié

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