
Maître de conférences en droit public à l'université Grenoble Alpes (Sciences Po Grenoble), membre de l'association Biodiversité sous nos pieds
Le professeur Hafida Belrhali publiait, il y a un an, une remarquable tribune et se demandait, à juste titre, qui avait encore peur du juge administratif en matière environnementale, en soulignant précisément la pertinence de l'action contentieuse intitulée « Justice pour le vivant ». De façon manifeste, pas les cinq associations - Notre affaire à tous, Pollinis, Biodiversité sous nos pieds, Anper-tos et Aspas - qui ont introduit ce recours devant le tribunal administratif de Paris le 10 janvier 2022. Constatant l'effondrement vertigineux d'une partie des écosystèmes en France et en Europe, ces associations entendent engager la responsabilité de l'État pour carence fautive dans la protection de la biodiversité, en pointant les insuffisances des protocoles d'évaluation de la dangerosité des produits phytopharmaceutiques (PPP) dans le cadre de leur autorisation de mise sur le marché (AMM) par l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses). Les associations demandent également la réparation du préjudice écologique causé par ces insuffisances, dans le prolongement de « l'Affaire du Siècle », dans laquelle le tribunal administratif de Paris a reconnu l'invocabilité de ce préjudice, codifié aux articles 1246 et suivants du code civil.
Le recours « Justice pour le vivant » implique de revenir sur les différentes raisons qui permettent d'engager la responsabilité de l'État, donc de caractériser ses carences fautives, fondements de l'engagement de cette responsabilité. En effet, celui-ci ne peut intervenir qu'en cas d'établissement d'un préjudice résultant d'action ou d'inaction - ici, l'inaction - de la puissance étatique, ainsi que de la mise au jour d'un lien de causalité. Les lacunes scientifiques sources de carences fautives des protocoles d'autorisation de mise sur le marché des PPP sont nombreuses, mais la qualification juridique de ces lacunes peut paraître complexe car elles sont avant tout techniques, ce qui nécessite quelques développements conséquents (I). La reconnaissance du préjudice écologique sera ensuite rapidement abordée car elle est plus facile à consacrer (II), tout comme le lien de causalité, tant l'impact des pesticides sur les écosystèmes est documenté (III).
I) Des insuffisances des protocoles de tests des PPP à la caractérisation de la carence fautive de l'État
Les normes de l'Union européenne (UE), fondement important du recours, constituent le cadre juridique de référence de l'évaluation et de la mise sur le marché des PPP. Parmi celles-ci, le règlement du 21 octobre 2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques joue un rôle central, notamment parce qu'il dispose que « les dispositions régissant l'octroi des autorisations doivent garantir un niveau élevé de protection. Lors de la délivrance d'autorisations pour des PPP, l'objectif de protection de la santé humaine et animale et de l'environnement, en particulier, devrait primer l'objectif d'amélioration de la production végétale. Par conséquent, il devrait être démontré, avant leur mise sur le marché, que les PPP présentent un intérêt manifeste pour la production végétale et n'ont pas d'effet nocif sur la santé humaine ou animale, notamment celle des groupes vulnérables, ou d'effet inacceptable sur l'environnement ».
Quand une des grandes questions juridiques (et sociétales) de notre temps porte dorénavant sur la signification de l'expression « effet inacceptable sur l'environnement », force est de constater que les protocoles mis en place par l'Anses ne permettent pas d'y répondre avec précision. En effet, et sans rentrer ici dans une exégèse des normes européennes et internes invocables dans le recours commenté, de nombreuses insuffisances patentes des protocoles d'évaluation de la dangerosité des PPP dans le cadre leur AMM - toutes constitutives potentiellement de carences fautives - peuvent être relevées. Soulignons ici, parmi plusieurs manifestes, trois carences criantes.
En premier lieu, l'État doit, en vertu du règlement du 10 juin 2011 de la Commission, évaluer les conséquences sur l'environnement de l'utilisation des PPP, et notamment évaluer les effets sur les espèces non ciblées, l'Anses devant prendre en compte des espèces pertinentes et représentatives et analyser les risques immédiats mais aussi chroniques, donc à long terme. Relevons que si l'évaluation repose sur des données ne portant que sur un nombre restreint de taxons, l'État doit veiller « à ce que l'utilisation des produits phytopharmaceutiques n'ait pas de répercussions à long terme sur l'abondance et la diversité́des espèces non ciblées ».
Or, plusieurs exemples montrent que la pratique est bien différente de l'esprit du texte. Animal emblématique incarnant médiatiquement la fragilité des faunes vis-à-vis de certains PPP et notamment les néonicotinoïdes, l'abeille domestique (Apis mellifera) est utilisée comme espèce pertinente - car considérée comme représentative - pour les évaluations pour toutes les abeilles alors même que l'agence européenne sanitaire (Efsa), soulignant cette lacune, recommande depuis 2013 via un guide d'application des tests sur les abeilles - analyse des preuves à l'appui en janvier 2022 - des tests spécifiques sur notamment les bourdons et les abeilles solitaires car leur physiologie est évidemment différente d'Apis Mellifera. Mais ce guide n'est pas appliqué. Et il n'est ici nulle question de tests pratiqués sur les autres pollinisateurs majeurs - dotés là encore évidemment d'une physiologie strictement particulière - que sont les lépidoptères ou les syrphes. C'est encore plus vrai pour la faune du sol. L'espèce Eisenia Fetida (ver du fumier) est ainsi utilisée, en vertu d'une norme ISO de 2008 toujours pas actualisée, pour les tests sur les vers de terre. Or, et une méta-analyse de 2012 le démontre parfaitement, cette espèce n'est pas présente dans les sols dits minéraux qui correspondent aux lieux d'utilisation des PPP. Elle est de plus beaucoup moins sensible aux effets des PPP que d'autres types de vers de terre présents dans les champs. Raison pour laquelle le recours relève le fait qu'il faudrait - et c'est l'évidence la plus basique - utiliser l'espèce A. Caliginosa, qui vit dans les strates supérieures des sols cultivés, pour pratiquer les tests, y compris sur des stades évolutifs des vers de terre (larve, juvénile, adulte), ce qui n'est pas le cas actuellement et constitue une autre lacune.
Par ailleurs, le recours pointe le fait que les tests portent presque systématiquement sur la toxicité aigüe des PPP, c'est-à-dire, en simplifiant, sur de fortes doses évaluées dans un intervalle de temps court, avec pour référentiel une DL50 (id est une dose aboutissant à 50 % de mortalité de la population exposée au produit). La toxicité chronique - une exposition fréquentielle sur un temps long, supérieur à 10 ou 15 jours de façon évidente - est peu voire non évaluée. Or, de très nombreuses études mettent pourtant en lumière les effets sublétaux des PPP (mortalité différée, modification des comportements tant alimentaire qu'au niveau de la mobilité, reprotoxicité ou bien encore génétoxicité, etc...) tant encore une fois sur les pollinisateurs que sur les vers de terre. Ces effets sublétaux sur plusieurs générations ne sont de plus jamais pris en compte dans le cadre des AMM, constituant là encore une carence fautive manifeste.
Derniers effets insuffisamment mesurés bien que médiatiquement relayés : les effets cocktails (ou synergiques). Il serait trop long ici de détailler les caractéristiques de la carence étatique en cette matière : le recours met notamment en relief la nécessité d'une réelle prise en compte approfondie de ces effets résultant de la toxicité combinée (effets additifs et synergiques) du PPP avec les autres pesticides (ou leurs sous-produits de dégradation, car les métabolites sont un quasi-impensé du droit) déjà présents dans l'environnement ou susceptibles d'être utilisés simultanément sur une même zone. Cette non prise en compte dans les tests, phénomène qui correspond pourtant à la réalité culturale, est per se une carence fautive car elle aboutit à ne pas évaluer des interactions qui se produisent fatalement in vivo, donc dans les champs. Et en nombre.
II) De la reconnaissance du préjudice écologique
Les carences soulignées sont, pour les auteurs du recours, constitutives d'un préjudice écologique, invocable devant les juridictions administratives depuis « l'Affaire du Siècle ». L'article 1247 du code civil définit ce préjudice en une « atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l'homme de l'environnement ». Il est patent que les éléments décrits précédemment - parce qu'ils contribuent à une érosion massive de la biodiversité, aussi bien en nombre d'individus qu'en biomasse - caractérisent ce type d'atteinte, dans le prolongement de l'appréhension prétorienne judiciaire de ce préjudice spécifique.
L'exemple des sols est suffisamment parlant pour caractériser topiquement un tel préjudice : passerelle entre l'atmosphère et l'hydrosphère, le sol, en raison de sa porosité, absorbe les pesticides, qui migrent ensuite vers les eaux ou persistent (c'est la rémanence) dans les zones souterraines du lieu de traitement. Or, la pollution des sols est diffuse (pour ne pas dire massive) dans les lieux d'épandage des pesticides et les espaces alentours. Une étude de 2021 montre ainsi que 100 % des 180 prélèvements réalisés sur des sols traités et non traités étaient contaminés par au moins une substance active, ainsi que 92 % des vers de terre. Chiffres saisissants, 83 % des sols « présentaient cinq substances actives ou plus et 38 % en présentaient dix ou plus ». Les interférences sont constatées par les scientifiques qui écrivent que « des mélanges d'au moins un insecticide, un herbicide et un fongicide ont contaminé 90 % des sols et 54 % des vers de terre à des niveaux pouvant mettre en danger ces organismes bénéfiques non ciblés du sol ». L'utilisation des PPP ainsi que leurs interactions constituent, à n'en pas douter, une atteinte aux fonctions écologiques des écosystèmes du sol. Atteinte renforcée par le déclin de la diversité et de la biomasse aquatique, particulièrement massif concernant l'entomofaune, les amphibiens et l'avifaune, caractérisant ainsi un préjudice écologique d'ampleur. Le dernier élément permettant d'engager la responsabilité de l'État réside dans le lien de causalité entre l'utilisation des PPP et l'érosion de la biodiversité constatée. Il est ici patent.
III) La question (peu compliquée) du lien de causalité entre le préjudice et l'identification du fait générateur
En droit administratif de la responsabilité, et c'est encore plus vrai en matière environnementale, le lien de causalité entre un dommage ou un préjudice fait souvent l'objet de discussions doctrinales et contentieuses substantielles, car un dommage ou un préjudice ne résulte pas systématiquement - voire rarement - d'une seule cause. On tombe alors dans « les affres de la causalité » pour reprendre l'expression du professeur Maryse Deguergue. Si le juge administratif met en œuvre, en principe, une appréhension de la causalité dite « adéquate », il peut en aller différemment en matière sanitaire et environnementale, comme l'illustrent parfaitement certains arrêts des juges administratifs qui, bien que reconnaissant que le lien de causalité est scientifiquement incertain ou multifactoriel, prescrivent pour autant de le considérer comme juridiquement retenu. Une appréciation « souple » de la causalité adéquate en résulte en droit de l'environnement, comme le souligne le professeur Agathe Van Lang.
Dans le domaine des PPP, la contamination des milieux (sol, eau, air) est reconnue tant par les pouvoirs publics (dont, en premier lieu, le ministère de la Transition écologique) que par la littérature scientifique. Si l'érosion de la biodiversité, et notamment de l'entomofaune, en France et dans l'UE, est évidemment multifactorielle (perte d'habitats naturels, dérèglement climatique, pollutions), les « pollutions de l'air, de l'eau et du sol contribuent largement au déclin des insectes et les pesticides ont une responsabilité particulièrement importante » estime l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) dans sa note scientifique de décembre 2021, ce qui était déjà énoncé explicitement par la Commission européenne en 2017. C'est aussi vrai pour la faune du sol, et par répercussion sur l'avifaune (qui pâtit du manque d'insectes et de la contamination des vers de terre). Pour terminer sur ce point, la relation entre l'utilisation des PPP et le déclin des écosystèmes est substantiellement documentée par le dernier rapport de l'expertise collective de l'Inrae-Ifremer de septembre 2022 (1411 pages !), en pointant « qu'il apparaît de façon robuste que les produits phytopharmaceutiques sont, dans les zones agricoles, une des causes principales du déclin des invertébrés terrestres, dont des insectes pollinisateurs et des prédateurs de ravageurs (coccinelles, carabes…), ainsi que des oiseaux ». Bref, en l'espèce, la grille d'analyse dite souple du juge administratif du lien de causalité adéquate permet sans difficulté aucune de constater que l'utilisation des PPP constitue une cause majeure du déclin de la biodiversité en France, permettant d'engager la responsabilité de l'État pour carence fautive du fait des protocoles de mise sur le marché utilisés.
Si plus personne ne doute aujourd'hui que le caribou (ou l'ours ou le grand tétras) ait toute l'attention des juges administratifs, il est dorénavant - compte tenu encore une fois des ordres de grandeur, tant sur la vitesse de l'effondrement que le nombre d'individus et d'espèces touchés - fondamental (voire vital) que les vers de terre et les pollinisateurs (même non protégés) aient également droit à une considération juridique renforcée. Cela passe par une révision des protocoles des AMM, et par une appréhension prétorienne du vivant davantage substantielle. La science le permet, le droit également, et la biodiversité y gagnerait grandement. Et cela permettrait de faire entrer, peut-être un jour, le ver de terre au Palais royal.